Émancipation


Tendance intersyndicale

Comment trois collégiennes ont enflammé le débat public !

Rentrée 1989, affaire des foulards de Creil (Oise)

Jeune instituteur et militant syndical, j’ai pu suivre en direct et “de l’intérieur” toute l’affaire des “foulards de Creil” en qualité de Secrétaire adjoint de la Section de l’Oise du SNI-Pegc et membre du Bureau de la FEN. Ces deux structures, animées par l’École Émancipée d’alors, étant très largement majoritaires dans notre département, se retrouvèrent sur le devant de la scène pour défendre l’École publique et ses personnels.

Revenons sur le contexte social tout d’abord : Creil, et plus encore le plateau Rouher, son quartier le plus défavorisé, une agglomération qui a vu en quelques années tout son tissu industriel laminé, un taux de chômage, de population issue de l’immigration… au dessus des moyennes. Bref, l’une des villes les plus pauvres de France. Et une école publique en souffrance, manquant cruellement de moyens, et des élèves qui doutent de son rôle et… de leur avenir.

La France se découvre un nouveau visage

À partir de ce collège Gabriel Havez, la France se retrouve devant un miroir qui lui fait découvrir qu’elle a changé : il devenait évident que les immigré·es étaient durablement installé·es et qu’avec leur famille elles et ils allaient rester, faisant désormais partie de notre pays. Et aussi qu’intégration n’est pas assimilation. Comme l’explique le démographe Hervé Le Bras : “[…] L’erreur de raisonnement est de faire croire que populations immigrées et non immigrées sont fermées, séparées, qu’il n’existe aucun mélange comme dans l’apartheid en Afrique du Sud… Quand les immigrés arrivent, ils deviennent un peu de nous et inversement…” C’était mesurer aussi que, dans un pays où les citoyen·nes qui n’ont pas de religion sont devenu·es majoritaires, tous les courants religieux s’arqueboutant alors en un réflexe identitaire, la religion musulmane était devenue la deuxième de France. Enfin, c’était découvrir que s’étaient mis en action des courants intégristes prônant une lecture littérale, une interprétation fondamentaliste du Coran.

Peu de voiles alors ; les femmes avaient profité du regroupement familial sur notre territoire pour l’abandonner ou le redimensionner en un léger foulard. Pas davantage de boutiques halal, on se contentait de ne pas manger de porc et on mangeait halal lors des fêtes rituelles, les Aïd.

Peu à peu, les monarchies pétrolières, Arabie Séoudite, Qatar, allaient utiliser leurs fortunes pour infiltrer subrepticement les mosquées, les quartiers, de leur interprétation wahhabiste : financements, formations d’imams, livres et brochures… Le sociologue Omero Marongiu-Perria le décrit parfaitement : “[…] Le curseur a bougé. Un musulman qui cherche aujourd’hui à s’informer sur la religion trouve sur le marché un discours d’inspiration salafiste et des infrastructures sur le terrain issues de la matrice frériste, même s’il ne s’en rend pas compte […]”

Cela en toute impunité, il faut rappeler que ces princes ou émirs sont les gardiens de nos ressources énergétiques, achètent nos armes et sont, à l’occasion, les amis de nos dirigeants économiques ou politiques dans les loges du Paris-Saint-Germain.

C’est dire que la communauté musulmane de Creil n’était pas favorable à cette tentative d’imposer le voile à l’intérieur de l’École publique : réflexe de l’immigré·e “de ne pas se faire remarquer, ni faire parler de soi en mal… car nous ne sommes pas chez nous”, volonté de respecter les lois du pays d’accueil et peur de faire le jeu du Front National…

Ses responsables intervinrent plusieurs fois auprès des parents de ces jeunes filles pour tenter de les faire revenir en arrière, en vain ; les accords parfois trouvés furent chaque fois brisés quelques jours plus tard, un imam intégriste, sans doute attiré par le battage médiatique, avait pris entre temps le contrôle de ces familles.

Le collège avait déjà subi quelques soubresauts l’année précédente avec deux sœurs venues voilées, mais aussi avec les élèves d’une maison d’enfants juive, à propos de leur absentéisme les jours de Chabbat. Dialogue et fermeté avaient réglé le problème assez rapidement. Mais en cette rentrée, elles sont trois, élèves de 4ème et 3ème, deux sœurs et une copine, Laïla, Fatima et Samira, à refuser de retirer leur voile à l’entrée de l’établissement. Têtues ! Butées !

Difficile de faire la part des choses entre des convictions, distillées par l’entourage, déjà bien ancrées, une crise d’adolescence poussant à s’opposer, l’expression d’un mal être, mais aussi la jubilation d’être devenues, en quelques jours, les vedettes d’une sorte de télé-réalité.

Une majorité de professeur·es fait savoir qu’ils/elles n’accepteront pas d’élèves voilées dans leur cours. Le principal s’adresse à leurs parents : “Notre objectif est de limiter l’extériorisation excessive de toute appartenance religieuse ou culturelle. Je vous prie de leur donner la consigne de respecter le caractère laïque de notre établissement”. Les jeunes filles ne désarment pas et sont exclues de l’établissement !

La personnalité du Principal, Ernest Chénière 

Personnalité complexe et incontrôlable : sans doute un vrai attachement à la laïcité, la conviction forgée au contact du terrain que dans de tels collèges (850 élèves de 25 nationalités différentes, dont 500 musulman·es, selon les commentaires télévisés de l’époque), accepter que les uns, les unes, les autres arborent leurs convictions religieuses, leur appartenance nationale (le port du maillot de foot de l’équipe du pays d’origine a pu parfois créer des tensions vives)…, revenait à allumer le feu sous une cocotte minute devenant vite explosive. Mais aussi, incontestablement, en lui, des relents racistes, de l’autoritarisme et un égo démesuré. Il est adepte des sports de combat, en exergue sur son bureau un sabre de samouraï : il aime rappeler que “ Les samouraïs ne se plaignent pas”, même quand son logement de fonction fut tagué “ Chenier, tu vas mourir, battard”.

Mais surtout, nous avions pressenti qu’il avait flairé toute la notoriété qu’il pouvait acquérir grâce à cette affaire. Par la suite, il devint d’ailleurs député RPR de la 3ème circonscription de Creil (de 1993 à 1997, date à laquelle il mit fin à sa brève carrière politique). Entre temps, il fut battu aux élections, cantonale puis municipale, à Creil toujours, se rapprochant alors du Front National. La candidate frontiste se désista ainsi en sa faveur bien qu’en position de se maintenir.

Ainsi, Monsieur Le Principal décida-t-il d’alerter la presse !

Dès lors, ce fut l’emballement médiatique ! Je me souviens des collégiennes traquées à la sortie des cours, des “journalistes” escaladant les grillages du collège… Nous fûmes invités en tant que syndicalistes par Dechavanne, invitation que nous refusâmes tant il n’y avait aucune garantie d’un débat sérieux sur le fond ! Des “journalistes” à la recherche du sensationnel, la plupart pigistes sans guère de formation… Je me souviens du “responsable éducation” d’un grand média dont j’ai oublié le titre me demandant : “Mais quelle est la différence entre un inspecteur d’académie et un recteur ?”

Et l’administration de l’Éducation nationale se retrouva piégée ! Depuis quelques années, elle avait organisé l’autonomie des établissements, répété à leurs principaux et proviseurs “Vous êtes des chefs d’entreprise !”… La créature avait échappé à ses maîtres : Chenière était devenu incontrôlable ! Mais l’exfiltrer en pleine affaire était devenu impossible, c’eût été donner le sentiment que le pouvoir lâchait la laïcité. Un souvenir encore : un soir très tard au Rectorat à Amiens, nous n’avons pas eu le temps de manger un morceau de la journée, nous sommes affamés, le Recteur Bridoux de l’époque doit l’être tout autant, il nous trouve dans son bureau quelques cacahuètes que nous partageons. Sans doute mon plus grand délit de collaboration de classe ! D’accord pour tenter de calmer le jeu, le Recteur téléphone, devant nous et à notre demande, à Chenière pour lui interdire tout contact avec la presse ; ce dernier, le lendemain même, convoque une conférence de presse !

Cette médiatisation eut plusieurs conséquences : la première, la principale sans doute, la venue de cet imam fondamentaliste que j’ai évoqué un peu plus haut. À partir de là, toute solution négociée devint impossible ! Le fondamentalisme avait décidé d’enfoncer un coin dans la laïcité et ces jeunes filles étaient envoyées au front.

Mais il y eut aussi un effet boule de neige puisqu’aussitôt l’affaire de Creil réglée, d’autres cas se multiplièrent un peu partout en France. Bien sûr, un tel phénomène serait advenu de toutes les façons, sans doute n’a-t-il été qu’accéléré, les causes étant plus profondes : relégation de populations et de quartiers entiers, désindustrialisation, chômage, démantèlement du monde ouvrier et de ses outils de solidarité, crispations identitaires et offensives cléricales… J’y ajouterai une politique des ZEP, qui certes octroya quelques moyens supplémentaires, mais cultiva une différence de droits qui dévia trop souvent sur des droits différents, une illusion porteuse de bien des désillusions !

Les jeunes creilloises furent finalement exclues “définitivement” de l’établissement et poursuivirent un temps leurs études par le moyen du CNED.

Finalement, elles retourneront à l’école le 9 octobre, à la suite d’un accord entre les parents et le collège. Les filles pourront mettre leur foulard dès la sortie des cours et le retirer avant d’y entrer. C’est en fait Hassan II, roi du Maroc, qui imposa cette solution par la voix de son ambassadeur auprès de ces familles : menace à l’encontre des membres des familles restées au Maroc, représailles en cas de retour au pays ? Nul ne sut ! Mais Hassan II, bien intégriste lui-même, n’admit jamais que l’on piétinât ses plates-bandes. Il avait aussi beaucoup d’intérêts et d’amitiés à préserver avec la France !

Les évolutions de la loi

Face à de telles déstabilisations, les enseignant·es publics sont bien démuni·es : seule existe une circulaire signée… Jean Zay, de 1936, portant sur l’interdiction de la propagande politique dans les établissements. Notre position syndicale d’alors, c’est à dire celle des Sections de l’Oise du SNI-Pegc et de la FEN animées par les militant·es de l’École Émancipée d’avant la scission, fut laïque, lisible par tous et eut la sagesse de ne pas cibler exclusivement la religion musulmane : “Ni croix, ni voile, ni kippa… à l’École publique !”

En novembre 1989, Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale, saisit le Conseil d’État. Ce dernier affirme que le port du voile islamique, en tant qu’expression religieuse, dans un établissement scolaire public, est compatible avec la laïcité, et rappelle qu’un refus d’admission ou une exclusion dans le secondaire “ne peut être justifié que par le risque d’une menace pour l’ordre dans l’établissement ou pour le fonctionnement normal du service de l’enseignement”. Suit une circulaire de l’Éducation nationale indiquant que les enseignant·es ont la responsabilité, au cas par cas, d’accepter ou de refuser le voile en classe. De ce fait, la situation devient vite ingérable.

Le président de la République Jacques Chirac, en juillet 2003, crée ainsi une commission de réflexion “sur l’application du principe de laïcité dans la République”, dite Commission Stasi. Ses travaux serviront de base à la loi du 18 mai 2004 interdisant de porter dans les écoles publiques, mais pas dans les établissements d’études supérieures, les signes manifestant ostensiblement l’appartenance à une religion (et non des signes religieux discrets, petites croix, étoiles de David, main de Fatma…). Cette position me semble équilibrée, proche de notre position syndicale et au fil du temps a fait preuve de son efficacité, les conflits se sont apaisés peu à peu. Pour preuve aussi, cette élève du collège… Havez, attendant d’avoir franchi les limites de son établissement pour se revoiler et répondant souriante, il y a quelques jours, à un journaliste du Courrier Picard : “C’est normal, la France est un pays laïque. Ils interdisent tous les trucs religieux dans les écoles”. Pas si compliqué finalement !

À noter qu’alors le Front National dénoncera avec virulence cette loi : en plus du racisme, l’opportunisme est son autre caractéristique.

Les premiers craquements de la gauche et… du camp laïque

Nous fûmes confronté·es au long de ces événements à de nombreuses prises de position hostiles venues “de notre propre camp”, si j’ose dire, et qui aujourd’hui paraissent plus ahurissantes encore, pour ne pas dire irresponsables. Retenons, parmi bien d’autres :

– Malek Boutih, alors vice-président de SOS Racisme, trouva “scandaleux que l’on puisse au nom de la laïcité intervenir ainsi dans la vie privée des gens, malmener les convictions personnelles”. Puis évoqua “une volonté de mettre l’islam au ghetto, des relents de racisme, une démission éducative !” SOS Racisme demanda la réintégration des trois élèves et déclara : “En aucun cas, une sanction ne peut être infligée à des élèves en vertu de leur foi”.

Le SNES déclara pour sa part que “[…] certaines facilités peuvent être offertes aux élèves pour l’exercice de leur croyance […] dans le respect du principe de neutralité et dans la limite des contraintes matérielles […] cette pratique souple et tolérante de la laïcité exclut cependant de transformer les établissements scolaires en lieux d’affrontement entre croyants de différentes confessions ou avec les non-croyants. ”

L’affaire de Creil fut en quelque sorte le point de départ de ce délitement. Depuis, les ambiguïtés, les confusions, les abandons, les renoncements… n’ont fait que s’approfondir au fur et à mesure que la mémoire, les débats et les luttes laïques disparaissaient des préoccupations et de l’agenda des organisations politiques et syndicales. Ainsi l’enseignement catholique privé peut se gaver d’argent public sans que beaucoup s’en inquiètent encore.

Jusqu’à aboutir à ce rassemblement contre l’islamophobie du 10 novembre… soutenu par moultes organisations politiques, syndicales de gauche, d’extrême-gauche, libertaires… Au moment même où les cléricalismes ouvrent de nouveaux fronts, ce que prouve aussi cette initiative. Avant peut-être le réveil des consciences laïques ?… Espérons-le, ce serait indispensable et urgent !

Jean-Michel Bavard, Groupe Oise, le 18-11-2019

Le voile, ce que dit la tradition coranique…

Première manipulation des fondamentalistes : eux seuls, n’interpréteraient pas le Coran mais en ferait une lecture littérale, certains allant jusque répéter que “Traduire, c’est trahir !”, ce texte étant en effet, selon eux, d’essence divine. Le fait que cette religion ait très vite fait œuvre de prosélytisme contredit évidemment cette interdiction de traduire : comment en effet convaincre, ou contraindre, un peuple parlant une autre langue s’il ne comprend rien à vos propos ?

De nombreux islamologues reconnaissent aussi que le Coran contient bien sûr des prescriptions religieuses mais aussi des prescriptions sociales, la charia ayant vocation à gérer par ses normes et règles tous les aspects de la vie sociale, cultuelle, relationnelle…, une sorte de code civil étendu à la vie privée et spirituelle. Or, ces prescriptions sociales ne font que reprendre tous les préjugés, en particulier machistes, de l’époque dans le Moyen-Orient du VIIe siècle. Ce que font également à l’identique la Bible hébraïque et les Évangiles. Quant aux hadith, reprenant les propos oraux et comportements du prophète Mahomet, ils ont été rédigés des décennies après sa mort, par des râwî, transmetteurs, rarement désintéressés. Autant dire que leur authenticité est plus que sujette à caution.

Il est encore très difficile de connaître avec certitude le sens d’un mot venu d’un passé lointain et les sens n’ont cessé d’évoluer. Le linguiste et lexicographe, Alain Rey, rappelait il y a peu que le mot “formidable” a longtemps signifié “terrifiant”, encore dans les romans de Victor Hugo : on ne parlait que d’un “canon formidable” au sens qu’il pouvait entraîner de nombreux dégâts et victimes.

C’est dire combien il est difficile de traduire le Coran rédigé dans l’arabe du VIIe siècle de la péninsule arabique. En fait, les différents versets concernés évoquent ainsi les “parures” qu’il faudrait ne montrer qu’à son époux. Problème : les débats font rage sur la signification de ce terme : certains y voient les cheveux, d’autres les mains, le visage ou encore les bijoux… D’où la prudence de Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman (CFCM) indiquant que “le port du voile est une prescription religieuse”, mais que “les femmes de confession musulmane [étaient] libres de le porter ou non sans que cela porte atteinte à leur foi”. Volonté oecuménique de ne froisser personne, pas même les plus radicaux !


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