Émancipation


Tendance intersyndicale

Le siècle vert

Dans ce pamphlet publié en janvier 2020, Régis Debray stimule la réflexion critique sur les enjeux d’une transition écologique qui doit marquer le XXe siècle.

Il y a un mystère dans la fascination qu’exercent les livres de Régis Debray, lié à leur aspect paradoxal : quant au fond il dit se tenir en marge d’un engagement qui a pourtant, indélébilement, marqué sa vie et sa pensée, ses positions sur notre époque, et qui soustrait son livre précédent (1) à toute amertume – il y rappelle à son fils que sans la transcendance politique, la vie serait vide, d’une insignifiance mortelle – mais il refuse l’étiquette d’écrivain engagé.

Quant à la forme, la virtuosité de son écriture ne la fait pas tomber dans la gratuité mais permet la saisie incroyablement précise et humoristique d’une vérité nuancée et dialectique.

Un tournant majeur

Beaucoup d’entre nous je pense seront d’accord avec lui sur le nécessaire équilibre entre la reconnaissance objective du danger auquel est exposée notre planète, les effets de la pollution sur notre santé et sur la survie des espèces, et une certaine méfiance à l’égard d’un intégrisme écologique plus doctrinal qu’applicable et appliqué, et susceptible – comme dans les alliances électorales actuelles – d’ oublier et de faire oublier certains clivages politiques majeurs.

Dès le début de l’ouvrage le philosophe montre l’importance de ce tournant. Un changement d’ère: ayant échappé à la Nature originelle “le mammifère à deux pattes y retourne […] c’est en quittant l’histoire qu’il se découvre zoologique. […] La condition humaine de Malraux aurait alors moins à nous apprendre que La Vie des Abeilles de Maeterlinck”.

Se garder d’un nouvel extrémisme

La réparation d’une lacune, d’un oubli peut faire tomber dans l’excès inverse – la tentation de l’absolu étant la marque de toute idéologie.

Selon le philosophe ce regard “en avant” du nouveau siècle, par son ignorance volontaire du passé, risque d’aboutir… à une régression. On peut tomber dans une “religion” du vert qui frise la débilité : “La prime à l’immature parait augmenter chaque année”. Régis Debray s’amuse p. 10 et suivantes à décliner les formes de ce nouveau culte : les professions de foi, les processions, rogations, avec leurs prêtres : le prophète de malheur, l’animiste. Saluons au passage l’importance de cette résistance philosophique de notre culture depuis des siècles aux illuminismes de toutes sortes, épanouie aux XXe et XXIe dans des démarches telles celle-ci ou celle de Jacques Rancière, après celles de Michel Foucault et de Gilles Deleuze.

S’Il y a un domaine où cet égarement peut prendre des formes insupportables c’est celui de l’animalité. “Nos mentalités locales ont dorénavant pour étais les quatre piliers d’un ordre moral aseptisé où les mineurs auront interdiction de regarder une corrida, où les enfants seront privés pour leur bien du claquement de fouet du dompteur sous chapiteau et du tabouret de l’éléphant, ces joies naïves du cirque dont nous ignorions la cruauté”.

J’ai moi-même critiqué (2) les lubies des antispécistes – pas tou·tes aligné·es il est vrai sur ces positions extravagantes – le comble ayant été atteint aux élections européennes où m’avait fait bondir la photo sur un tract d’un candidat-chien ! J’ajouterai que moi aussi j’aimais le cirque pour la présence proche des animaux sauvages et les merveilles du domptage qui me semblait prouver beaucoup de courage et d’amour.

Une réflexion déconnectée des luttes

Sur le plan de l’action politico-sociale que les écologistes risquent de délaisser, le philosophe semble passer un peu à côté du mouvement actuel, historique, sans égal par sa durée depuis 68, comme de celui qui l’a précédé et qui le nourrit – celui des Gilet Jaunes.

Quant à la “mansuétude des forces de l’ordre” dont il parle, même si la répression dans d’autres pays est en effet plus féroce et sanglante, on ne peut évacuer ainsi la question des violences policières en France. Dans le nôtre elle est en passe de disparaître ! Au point que nos gouvernants sont forcés de prendre le phénomène en compte.

Le présent ne semble pas comme il l’affirme “faire un sort à nos extrémités d’antan”,Révolution ou Résistance, la référence à 1789 ayant marqué étonnamment le mouvement des Gilets Jaunes et refleurissant dans les slogans actuels autour de la comparaison entre Macron et Louis XVI – le Conseil de la Résistance, lui, étant invoqué comme le socle du système social que nous défendons.

Parait un peu décroché du réel, bien que lui accordant de l’importance, un bilan tel que celui-ci : “Le primitif sans stratégie, la jacquerie sans horizon ne peuvent mettre les injustices en péril, et peuvent même bien exploités leur servir de repoussoir. Doit-on pour autan se plaindre de ces soulèvements qui ne se veulent pas des révolutions ?”.

Personne, il y a deux mois, n’avait prévu la force, le sérieux, l’organisation et la durée de ce mouvement qui au-delà de l’enjeu initial, la réforme de notre système de retraites, provoque dans divers milieux une analyse lucide des projets du néo-libéralisme. Dans ce rejet d’un futur auquel on veut nous vouer, n’y a-t-il pas cet élan révolutionnaire où les stratégies s’élaborent au cours de l’action et de l’évolution qu’elles imposent au rapport de forces ?

Les limites de ce nécessaire, réjouissant et régénérant pamphlet qui se conclut sur la réconciliation entre “la Nature et l’Esprit”, ne doivent pas nous faire oublier que le cœur du philosophe est à gauche, que la pénétration de son intelligence, son érudition, sa connaissance du monde, son mépris des vanités et faux-semblants sont autant de stimulations précieuses pour nos propres combats, et nos espérances sans illusions.

Marie-Claire Calmus

Le siècle vert. Un changement de civilisation, Régis Debray, Tract Gallimard, janvier2020, 64 p., 4,90 €.

À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12e, 01 44 68 04 18, didier.mainchin@gmail.com).

(1) Conseils d’un père à son fils.Bilan de faillite, Folio n°173, 2019.

(2) De l’Arithmétique affective, essai, 2020. Non publié.


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