Émancipation


Tendance intersyndicale

L’enseignement hybride : un dangereux changement de paradigme

À l’occasion du confinement et de la fermeture des établissements scolaires à partir de mars, Blanquer et le gouvernement ont abondamment communiqué pour faire croire aux familles et aux jeunes qu’une “continuité pédagogique” était assurée grâce à l’enseignement à distance.

Beaucoup de collègues ont improvisé dans l’urgence des pratiques en “distanciel” pour ne pas rompre complètement le lien avec leurs élèves, pensant aussi qu’il s’agissait là de pis-aller provisoire. Refusant d’en tirer un bilan véritablement objectif, le Ministère de l’Éducation Nationale entend maintenant s’appuyer sur ce qui a été mis en place durant cette période pour promouvoir et pérenniser “l’enseignement hybride”.

Confinement, “continuité pédagogique”, rupture de scolarité
Alors que Blanquer affirmait que tout était prêt dans l’Éducation nationale pour s’adapter au confinement, les média ont largement relayé l’improvisation des enseignant•es qui du jour au lendemain ont dû répondre aux injonctions et s’adapter à la situation en l’absence de tout cadrage national clair, mais aussi la démotivation et le décrochage des élèves face au travail demandé, le désarroi des familles face à la difficulté à s’organiser et à accompagner les enfants dans les activités pédagogiques demandées. Nombre de familles ont pu constater qu’on ne s’improvise pas enseignant•es, même pour ce qui semble être seulement de simples activités de révision. Les média ont aussi largement relayé l’aggravation considérable des écarts scolaires et sociaux, la rupture du lien avec l’école, provoquées par le confinement malgré les efforts des enseignant•es pour y pallier.

Pérenniser un dispositif appliqué dans l’urgence ?
Mais ce n’est pas du tout le bilan que les technocrates et pseudo scientifiques du Ministère en tirent. Ainsi, dans l’annexe 1 sur l’enseignement hybride jointe à la circulaire du “plan de continuité pédagogique”, le président du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, Stanislas Dehaene, fait le constat suivant : “L’avantage du confinement est qu’il a effacé la barrière entre les familles et l’école. On a créé du lien et les familles ont vu ce qu’était enseigner, quel rôle elles pouvaient jouer. Notre idée serait que les enseignants et les familles partagent les mêmes outils”. (1). Bref, que du positif ! Et donc vient naturellement l’idée que ce qui a pu se faire pendant le confinement devrait pouvoir s’organiser dans la durée, indépendamment du contexte sanitaire.
Cette idée est partagée à droite. Claude Thélot, rédacteur du rapport qui avait été à la base de la réforme Fillon de l’éducation en 2005, a déclaré lors d’une conférence donnée le jour de la pré-rentrée dans un lycée privé de La Rochelle : “La crise a montré qu’il était intéressant de faire du distanciel, avec une certaine efficacité. Des classes à distance entre élèves et professeurs étaient possibles et ont eu lieu dans un moment souhaitable. Avec le numérique, certains élèves ont entretenu une relation différente avec les professeurs, et non pas moins efficace. Pourquoi ne pas réitérer l’expérience en intégrant dans les emplois du temps une heure de cours par semaine à distance ? L’utilisation du numérique doit progresser”.
Ces considérations sont totalement réactionnaires. Quels sont les “avantages” sociaux et éducatifs du confinement ? Ces gens-là ont-ils conscience des difficultés y compris matérielles pour les élèves (notamment des classes populaires)… pour suivre un tel “enseignement” ? Ignorent-ils la souffrance des parents d’élèves jonglant entre leur travail et la gestion du temps éducatif de leurs enfants ?
On notera aussi la référence au fait de supprimer “la barrière entre la famille et l’école”. Nombre de militant•es syndicaux/ales et pédagogiques ont depuis longtemps critiqué l’éloignement trop marqué entre l’institution scolaire et les familles populaires. C’est notamment cet éloignement, lié à une non-maîtrise des habitudes scolaires (souvent liée au fait que les attentes et objectifs restent trop implicites), que les pédagogies coopératives visent à diminuer : il ne s’agit en aucun cas de confondre les deux espaces, mais de faciliter le passage de l’un à l’autre. Ici, nous sommes dans un projet différent : abolir totalement la distinction entre famille et institution scolaire.
Ce projet aurait deux conséquences majeures. D’abord, tout bonnement liquider la notion même d’institution scolaire publique et laïque, qui rassemble dans un lieu commun des jeunes qui dans d’autres circonstances de la vie n’auraient aucun occasion de se fréquenter et de vivre ensemble : l’institution scolaire a une dimension collective. D’autre part – autre face de la même médaille – reporter sur la famille le rôle joué par l’école publique ; en d’autres termes, individualiser totalement les apprentissages, et rendre les parents responsables des inégalités de classe qui sont plutôt le résultat d’une organisation sociale et économique : le capitalisme. Confondre l’espace public qu’est l’école, et l’espace privé qu’est la famille, c’est effacer toute distinction public-privé… et tout ce qui va avec : laïcité, libertés, etc.

La promotion de l’enseignement hybride
Si le “plan de continuité” précise bien qu’il “ne traite pas des modalités d’organisation de la rentrée scolaire dans des conditions sanitaires normales” (1), la fiche outil sur l’enseignement hybride qui y est annexée s’affranchit tout de suite du contexte sanitaire, comme aussi d’ailleurs celle concernant la classe inversée. La première phrase de cette fiche, qui commence par un « point conceptuel » de quelques lignes, donne une définition qui renvoie à une référence “APOP” datée de 2012. Ce concept d’enseignement hybride a donc été élaboré hors de tout contexte sanitaire, il a été emprunté à une association québécoise et s’adresse à l’enseignement supérieur. APOP signifie en effet “Applications Pédagogiques de l’Ordinateur au Poste secondaire” (2).
Il s’agit d’une “combinaison ouverte d’activités d’apprentissage offertes en présence, en temps réel et à distance, en mode synchrone ou asynchrone” qui a bien vocation à se mettre en place de façon pérenne. La fiche ministérielle affirme en effet dans un deuxième paragraphe : “Cette crise constitue par ailleurs une opportunité pour interroger la classe en tant qu’espace physique et conforter l’enseignant dans son rôle de chef d’orchestre. Elle questionne ce qu’est apprendre et enseigner au XXIe siècle. La désynchronisation est au cœur de cette transformation”.
De même, dans l’espace pédagogique de l’académie de Rennes consacré à l’économie et gestion en lycée général et technologique, on peut lire dans un article Enseignement hybride : Comment articuler présentiel et distanciel ? : “La mise en place de parcours d’enseignement hybride apparaît comme une solution pour aborder sereinement la rentrée et faire face aux mutations de notre environnement. Les besoins évoluent et il convient d’anticiper, donc de réfléchir à des parcours modulaires intégrant à la fois présentiel et distanciel tout en incluant judicieusement le numérique”.
Nous ne reviendrons pas ici sur l’inanité de ce bavardage : tout le monde aura remarqué l’appauvrissement de la relation pédagogique, la dégradation des apprentissages et des contenus d’enseignement, les inégalités et l’échec scolaire renforcés produites par l’enseignement en distanciel. En revanche, il faut reconnaître que cela contribue à faire avancer des projets éducatifs du gouvernement de façon décisive. Par exemple, la fiche ministérielle nous indique comme avantage de l’enseignement, “la possibilité de s’affranchir des contraintes de temps et de lieux” (1). De toute évidence, ce n’est pas le cas pour les parents pour qui au contraire les contraintes quotidiennes seront renforcées (et les enseignant•es sont aussi souvent des parents, rappelons-le…). Mais en revanche, s’abstraire de fournir du matériel pédagogique, des locaux nettoyés (et donc des agent.es d’entretien), se dispenser de la nécessité de personnels de vie scolaire… bref, faire des économies de postes et budgétaires, c’est un avantage pour le gouvernement !
Autre élément : l’individualisation extrême de la relation pédagogique, est le complément de l’individualisation croissante de l’enseignement lié à la contre-réforme du lycée. Rappelons qu’aujourd’hui en première et terminale, le groupe classe est souvent réduit à sa plus simple expression, de même que les dynamiques collectives qui pouvaient lui être associées (y compris d’entraide de base entre élèves : transmettre un cours “raté”, réviser ensemble un contrôle, etc.).

Une nouvelle brèche contre les statuts
L’académie de Rennes propose aussi trois scénarios possibles, par ailleurs empruntés à l’université d’Ottawa, dont voici deux exemples.


Mais une question se pose pour les enseignant•es : qu’en est-il alors des actuelles obligations de service dont la partie enseignement est toujours définie en heures d’enseignement par semaine face aux élèves ? On devine que derrière l’enseignement hybride, l’annualisation du temps de travail sera rapidement avancée.
Pour le dire très clairement : il est aujourd’hui difficile pour le gouvernement d’annualiser frontalement le temps de travail du personnel enseignant (il reste défini en heures hebdomadaires de service dans sa discipline devant élèves). D’abord parce que cela risquerait de provoquer une révolte importante. Ensuite, car ce qui reste d’horaires nationaux, tout comme la nécessité d’une stabilité au fil de l’année des apprentissages, gêne cette évolution. Il s’agit donc de les contourner plus progressivement et insidieusement, pour éventuellement préparer une offensive décisive le moment venu. Là aussi, certaines contre-réformes ont avancé dans ce sens : ainsi dans tel lycée, l’application de la “réforme” peut entraîner le fait qu’un•e enseignant•e peut avoir 16h de cours hebdomadaires une semaine sur deux, et 23h l’autre semaine heures réparties très différemment dans la semaine !
D’ailleurs, certains chefs d’établissement n’ont pas traîné : dès qu’un élève est absent pour Covid dans leur établissement, l’ensemble de l’équipe pédagogique est exhortée à mettre en place un “plan de continuité pédagogique”.

Le renvoi au local
Tous les documents y insistent : l’organisation et la mise en place de l’enseignement hybride sera local. Selon la fiche ministérielle, c’est au chef d’établissement qu’il reviendra d’organiser différemment les espaces–temps, les outils, les modalités de communication, les instances, les groupes classes… Il lui faudra “se poser des questions systémiques” et y apporter des réponses qui pourront varier selon les contextes locaux. Il lui faudra aussi rédiger et impulser des projets d’établissements intégrant l’organisation des enseignements en présentiel et à distance. On remarquera ici que le projet d’établissement cadrerait donc le service des personnels – ce qui n’est pas possible actuellement car il y a des garanties statutaires nationales – et que bien entendu au final c’est la direction qui pourrait s’abstraire des droits qu’ont encore les personnels. On irait vers une définition locale du service.

Quelle liberté pédagogique ?
Il ne s’agit pas d’adapter l’outil aux pratiques, mais de faire l’inverse, adapter les pratiques pédagogiques à l’outil. La liberté pédagogique s’en trouve réduite d’autant. Comme le souligne le site de l’académie de Rennes (3), il s’agit désormais pour les enseignant•es “d’intégrer les modalités distancielles dans notre progression pédagogique et envisager des scénarios adaptables, modulaires. La scénarisation pédagogique devient alors indispensable pour répondre aux enjeux techniques, pédagogiques (accompagner, différencier, évaluer) et temporels (autonomie, rythme…)”.
Et il n’est pas anodin de remarquer que la promotion de l’enseignement hybride s’accompagne de celle de la classe inversée, sur le site de l’académie de Rennes comme aussi dans une autre fiche annexée au “plan de continuité”. Cette pratique pédagogique s’est diffusée à partir des années1990, elle est présentée dans la fiche ministérielle comme le fait de faire faire à la maison les activités de “faible niveau cognitif” pour réserver le temps en classe aux “apprentissages de haut niveau cognitif” et accessoirement au travail collaboratif. On comprend bien comment cela peut s’articuler avec l’enseignement hybride : en ligne “asynchrone” les apprentissages “de base”, en présentiel les “tâches complexes”.
Tout ceci nécessitera bien sûr une formation conséquente et étalée dans le temps. Cela tombe bien : un décret publié l’an dernier permet d’imposer aux collègues des formations pendant les vacances !

L’enseignement à distance existe déjà dans le Supérieur
Cette impulsion de l’enseignement hybride dans les lycées peut s’appuyer aussi sur le précédent de l’enseignement supérieur en France.
Depuis 2013-2014, le ministère de l’enseignement supérieur a encouragé le développement des MOOC (formations et cours à distance et ouverts). Des études réalisées dès ces années 2013-2015 portant sur des sites spécialisés de cours à distance comme Coursera, montraient déjà des taux de réussite extrêmement faibles à ces formations. Mais cette “offre numérique” n’a cessé de se développer. Des facultés de médecine, par exemple, ont organisé des cours à distance. Aujourd’hui la plupart des universités ont déjà ouvert leurs formations de Licence ou Master à l’enseignement à distance de façon pérenne. L’objectif est clairement de répondre à l’affluence des étudiant•es sans avoir à créer de postes supplémentaires.
Des syndicats (comme le SNESUP dans son appel du 10 septembre 2020) ont clairement dénoncé cette politique qui vise à profiter de la crise sanitaire pour installer durablement l’enseignement à distance comme nouveau modèle. Le SNESUP appelle ainsi à “refuser la modalité hybride d’enseignement comme « solution miracle » au manque de locaux et de moyens humains et à ne pas céder aux diverses pressions qui sont exercées pour l’imposer”.
Dans le Second degré, nous n’en sommes pour l’instant qu’aux premiers ballons d’essai. Dans les lycées, des proviseurs ont lancé des appels à projets pédagogiques en distanciel, pas forcément liés au contexte sanitaire, sur la base du volontariat.

Y opposer nos valeurs et nos pratiques
Le ministère vise à transformer l’école via l’enseignement hybride. Ce faisant il en dénature les missions, il remet en cause la définition des obligations de service d’enseignement, qui sont actuellement définies en heures hebdomadaires face aux élèves. L’enseignement à distance, s’il devient pérenne, remet donc en cause les statuts, qui rappelons-le, ont été modifiés en 2014 pour y introduire “les missions liées au service d’enseignement”. À ce jour, la “continuité pédagogique” et l’enseignement à distance n’y figurent pas, et nul doute que si l’usage s’en répand l’étape suivante consistera à les y introduire. Il faut donc pour le gouvernement aller plus loin que les textes actuels, dans le premier degré comme dans le second degré (décrets de 2014 sur les obligations de service) ; mais cela nécessite d’en créer les conditions car la résistance des personnels s’exprimera à coup sûr. Là aussi, les choses sont bien faites : le “Grenelle des professeurs” se fixe pour objectif de “transformer en profondeur le métier d’enseignant”, autrement dit attaquer les conditions de travail.
L’enjeu pour les décideurs est bien de poursuivre la diminution du nombre d’enseignant•es (et plus largement de personnels de toutes catégories) et de compenser par plus de technologie, comme dans le Supérieur. Mais c’est aussi la conception même d’un service public et national qui est remis en cause, puisque les responsabilités et les mises en œuvre sont renvoyées au local, puisque les disparités sociales d’accès à la culture scolaire disparaissent derrière des “points de vigilance” qui ne concernent que les équipements et “l’environnement numérique”. On peut reprendre ici le titre de l’analyse très détaillée de la fiche sur l’enseignement hybride par le collectif “Nous personne” : Adieu l’école de la République, vive l’enseignement hybride !
Il s’agit donc de se mobiliser, dans l’intérêt des personnels, des jeunes et des familles, et avec elles et eux, pour obtenir l’abandon définitif des projets d’enseignement hybride. Et de résister localement, collectivement, à toute tentative en ce sens : nous avons des droits, défendons-les !
Il ne s’agit pas d’une querelle entre anciens•es et modernes, ni d’un débat sur les usages pédagogiques du numérique, il s’agit de défendre un système éducatif qui vise à la réduction des fractures scolaires et sociales, à la démocratisation effective et à l’émancipation de toutes et tous.

Raymond Jousmet & Quentin Dauphiné

(1) https://eduscol.education.fr/cid152893/rentree-scolaire-2020-plan-de-continuite-pedagogique.html

(2) https://apop.qc.ca/wp-content/uploads/2017/09/Statuts-et-règlements_APOP.pdf

(3) https://pedagogie.ac-rennes.fr/spip.php?article4091


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