Émancipation


Tendance intersyndicale

Bolsonaro : nature et devenir d’une présidence d’extrême droite

Le 28 octobre 2018, Jaír Bolsonaro gagnait le second tour de l’élection présidentielle par 55,1 % des voix face à Fernando Haddad, candidat du Parti des travailleurs (PT). Bien des militant·es et des citoyen·nes de gauche au Brésil furent saisi·es par le découragement. Le fascisme bolsonariste, pensait-on largement, allait vite enserrer le pays dans ses griffes.

Avant d’évoquer la façon dont les choses se sont réellement passées, disons quelques mots sur l’avant-Bolsonaro, et tentons de saisir ce qui a conduit ce politicien d’extrême droite au Palais du Planalto. Les déclarations nauséabondes de Bolsonaro, en particulier à l’égard des femmes, des Noir·es, des peuples indigènes, des homosexuel·les, sa défense publique de la torture mise en œuvre par la dictature militaire (1964-1985), tout cela et bien d’autres choses ne laissaient aucun doute sur l’appartenance à l’extrême droite de cet individu.

Quelques éléments pour comprendre la victoire de Bolsonaro en 2018

L’arrivée de Bolsonaro au Planalto venait après une assez longue séquence où le PT avait tenu le rôle central dans la vie politique brésilienne, avec l’élection de Lula en octobre 2002, ses deux mandats présidentiels de 2003 à 2010, puis le premier mandat (2011-2014) et la réélection de Dilma Rousseff. Les deux mandats de Lula (surtout le second) s’étaient soldés par son immense popularité, dans le cadre d’un vaste front populaire allant très loin vers la droite et pas bien loin vers la gauche, mais dans un contexte de forte croissance économique – le PIB du Brésil était alors tiré par une forte demande de matières premières et un commerce en plein développement, notamment avec la Chine, par un secteur financier gavé de profits, mais aussi quelques retombées favorables pour les Brésilien·nes les plus pauvres (hausse de l’emploi déclaré et du salaire minimum, distribution des aides aux familles pauvres, etc.). Les présidences de Dilma ont vite été bien moins favorables au PT. Réélue difficilement en octobre 2014, après une forte mobilisation sociale en juin 2013 contre la cherté et la mauvaise qualité des services publics – un mouvement laissé sans perspectives militantes à la hauteur – Dilma Rousseff voyait son second mandat interrompu par une procédure de destitution votée au Sénat en août 2016, au profit de son vice-président Michel Temer (“centriste” très droitier, arrêté depuis pour corruption). Depuis 2014, le pays était aux prises avec un énorme scandale de corruption autour de l’entreprise pétrolière Petrobras, donnant lieu à d’immenses procédures et à leur instrumentalisation au profit de la droite et de l’extrême droite et contre le PT, notamment par celui qui allait devenir ministre de la justice de Bolsonaro, le juge Sérgio Moro. De nombreuses irrégularités ont été reconnues depuis, en particulier l’arrestation et l’incarcération de l’ex-président Lula, qui l’a empêché d’être candidat à la présidentielle de 2018. La corruption personnelle de Dilma Rousseff n’a jamais été prouvée, et pour se débarrasser d’elle, ses opposant·es parlementaires ont dû mettre en cause ses pratiques illégales de “pédalage budgétaire”.

La conjoncture économique s’était inversée par rapport aux années 2000, la crise frappait les profits au Brésil, et en 2015, la bourgeoisie ne voulait plus d’un gouvernement dirigé par le PT. Les classes populaires, elles, ne souhaitaient plus ou ne pouvaient plus défendre la présidente. C’est que le PT avait beaucoup déçu. Tout particulièrement sa base historique : les bastions industriels du sud-est et du sud du pays. Les attaques contre les retraites, contre les salaires, contre les acquis sociaux, le partage du pouvoir avec les politiciens de droite les plus abjects, les affaires de corruption, tout cela avait mené à une nette rupture entre la classe ouvrière et le PT, même si dans le Nordeste plus pauvre, le PT avait conquis un ancrage plus important. Dans l’ABC, berceau du PT au sud de São Paulo, le lâchage du parti de Lula fut cinglant. Dans le bastion ouvrier de São José dos Campos, Bolsonaro recueillait 78 % des voix au second tour ! Beaucoup de travailleurs/ses voulaient donner une leçon au PT, un parti qui prétendait les représenter mais les avait attaqué.es de plus en plus. Les classes moyennes s’étaient aussi éloignées du PT, depuis plus longtemps. C’est dans ce contexte de crise de représentation et sur fond de scandale politico-financier, qui ne touchait pas que le PT, mais qui le touchait aussi, qu’après la déconfiture politique de la présidence Temer (3 % d’opinions favorables vers la fin) et la disgrâce du PT, Bolsonaro devint président. Il avait bâti toute sa campagne sur la base de fake news diffusées par réseaux sociaux, et sur le mensonge structurel d’une extrême droite cherchant à se faire passer pour “différente”, hors des institutions etc. Bolsonaro surfait aussi sur la victoire de Trump aux États-Unis en 2016.

Idéologie et politique concrète

La présidence Bolsonaro se caractérise d’abord par le poids donné à l’armée. Pourquoi cette place ? Et comment un tel nostalgique de la dictature militaire a-t-il pu accéder au Planalto ? Lors de la transition vers un régime civil et dans les débats constitutionnels jusqu’à 1988, les “élites” ont systématiquement couvert les tortionnaires, et n’ont pas demandé de comptes aux brutes militaires. Les présidences qui ont suivi (y compris celles de Lula et Dilma) ont aussi fait l’impasse sur ces monstruosités. En conséquence, les générations actuelles ignorent largement ce qu’était cette dictature. Au-delà des forfanteries militaristes du capitaine Bolsonaro, la présence de hauts gradés au gouvernement est centrale. Le vice-président est le général Hamilton Mourão. L’actuel “secrétaire du gouvernement” (sorte de Premier ministre) est le général Luiz Eduardo Ramos. La part des militaires dans le gouvernement Bolsonaro a toujours été importante et après plusieurs remaniements, ceux-ci occupent un tiers des ministères.

Second élément : le Brésil étant un pays ayant subi – et non imposé – une colonisation, la xénophobie caractéristique des extrêmes droites européennes et la chasse aux “envahisseurs étrangers”, arabes, noirs ou autres font place dans l’imaginaire haineux du bolsonarisme au rejet et au mépris des populations amérindiennes et noires, vues respectivement comme des “sauvages” inutiles, empêchant la modernité de la déforestation ; et comme des “fainéant·es” inférieur·es à la population blanche. Cela va de pair avec une alliance stratégique entre Bolsonaro et le secteur ultraréactionnaire de l’agro-exportation, pressé d’acquérir des terres notamment par le déboisement. D’où aussi un désastre climatique accéléré par cette présidence : la superficie de deux terrains de football se consume chaque minute dans les forêts primaires.

Troisième élément, une constante du pouvoir politique actuel : même si la bourgeoisie et ses porte-voix (l’empire médiatique Globo notamment) critiquent Bolsonaro lui-même, la classe dominante soutient la politique économique ultra-libérale incarnée par le ministre de l’économie Paulo Guedes, “Chicago-boy”, banquier, climato-négationniste… Ce dernier, cité aujourd’hui dans les Pandora Papers, sévit depuis le début, défendant son dogme avec acharnement : contre-réforme des retraites ; privatisation des entreprises publiques ; diminution des dépenses dans l’éducation et la santé ; exemption d’imposition pour les plus riches et les entreprises… Telle est l’exigence de la classe dominante. Elle s’est tendanciellement durcie ces dernières années.

C’est la quatrième clé pour comprendre le contexte. Le pays n’a jamais retrouvé le PIB qu’il avait atteint en 2011 (2 616 milliards de dollars). Depuis lors, la richesse produite dans le pays (en dollars constants) a presque toujours diminué. En 2020, année de la Covid-19, le PIB a encore diminué de 4,1 % pour chuter à 1 445 milliards de dollars, tandis que le chômage s’élevait officiellement à 13,9 % de la population active (13,4 millions de personnes) au dernier trimestre 2020 (des chiffres toujours sous-évalués). Même si la croissance économique a atteint 1,2 % au premier semestre 2021, ce sont les classes les plus démunies, prises à la gorge entre chômage et crise sanitaire, qui payent le prix fort de cette énorme dégradation. La malnutrition et la faim se sont accrues. Les aides versées aux plus nécessiteux/ses, très faibles (environ 90€ mensuels fin 2020), ont été interrompues fin 2020, puis redistribuées à partir d’avril 2021. À cette date, près de 13 % de la population se trouvait sous le seuil de pauvreté (37€/mois), une proportion record depuis plus d’une décennie. Cela revient à 27 millions de personnes, 17 millions de plus depuis le début 2021.

La gestion calamiteuse de la pandémie par Bolsonaro est une autre clé – non des moindres – pour saisir la situation et sa dynamique. Cette gestion est ce qui se fait de pire au monde en la matière. À ce jour, la pandémie a infecté 21,6 millions et tué 601 000 personnes officiellement, sur une population de plus de 212,6 millions. Pas étonnant vu l’incurie du régime : un président corona-négationniste (parlant de “grippette”), et surtout désireux (comme Trump) de ne pas “fermer” l’économie brésilienne, bataillant contre les gouverneurs qui confinaient même partiellement leurs États ; une succession de ministres de la santé en conflit avec le président, ou notoirement incompétents ; des passe-droits et des trafics sur les vaccins ; des mensonges présidentiels éhontés, des bains de foule présidentiels sans masque même lorsque Bolsonaro était contaminé ; et même des vidéos où le chef de l’État se moquait de malades en imitant leur détresse respiratoire ! Le tout, dans un pays où les infrastructures de santé, déjà faibles, subissent des mesures d’austérité depuis des années… Les scènes d’horreur dues à la pandémie à Manaus ou ailleurs avaient aussi pour corollaire l’ignominie de la gestion présidentielle.

Un président “fasciste” battu par les urnes ?

S’y ajoutent de multiples scandales, et de sombres affaires impliquant le président ou ses fils. On comprend que le soutien à Bolsonaro soit en déclin. Mais les derniers sondages lui attribuaient encore 22 % de satisfaction. Il a voulu montrer sa force le 7 septembre en faisant défiler ses partisans à Brasilia et à São Paulo : des manifs pas ridicules, mais des effectifs bien inférieurs à ce qui était attendu : 40 000 personnes à Brasilia, 125 000 à São Paulo, prêts à en découdre pour leur “héros” contre l’opposition parlementaire et le Tribunal suprême fédéral, qui gêne beaucoup Bolsonaro.

Qu’est-ce donc que cette présidence ? Certain·es parlent de fascisme. Faisons bien attention ! Que l’idéologie véhiculée par Bolsonaro soit un ramassis de l’essentiel des ingrédients du fascisme, oui. Mais le régime n’est pas fasciste. Bolsonaro a hérité d’une constitution démocratique-bourgeoise, votée en 1988 après la fin de la dictature militaire et, englué dans ce cadre, il n’arrive pas à ses fins politiques et reste un fasciste frustré. Ses supporters les plus ardents, dont certains sont armés, forment sans doute des embryons d’appareils militaires violents et le risque existe qu’ils grandissent. Mais les réseaux bolsonaristes ressemblent peu aux Fasci italiens ou aux SA nazis. Et les institutions du pays, en particulier son fédéralisme, représentent des contre-pouvoirs qui gênent considérablement Bolsonaro dans ses fantasmes de devenir un “Duce” brésilien. Dernier épisode tragi-comique en date : Bolsonaro, revendiquant sa non-vaccination, s’est vu interdire l’accès d’un stade où il voulait assister à un match de l’équipe de Santos. Pourrait-on imaginer cela dans un régime fasciste ? Hitler ou Mussolini interdits de football ?

Le 2 octobre, dans tout le pays, des centaines de milliers d’opposant·es ont manifesté contre Bolsonaro et son bilan, à l’appel d’un large front de partis, d’associations et de syndicats. Une campagne “Dehors Bolsonaro” se développe. Dans un an, les élections présidentielles auront lieu. Tous les sondages donnent Bolsonaro perdant face au come-back de Lula. Mais ni la rue, ni les milieux d’affaires n’ont encore dit leur dernier mot. Bolsonaro menace de s’accrocher au pouvoir s’il perdrait un scrutin par nature “faussé” par le vote électronique. Alors, risque de coup d’État à l’horizon ? À cette heure, un coup d’État bolsonariste victorieux est très improbable : la bourgeoisie n’a pas fait ce choix et cherche une solution qui ne soit ni Bolsonaro ni Lula. Mais un putsch même raté pourrait faire des dégâts. C’est pourquoi certain·es, dont la CSP-Conlutas, appellent à un front uni, mais aussi à l’autodéfense des travailleurs/ses face à l’extrême droite.

Michel Robert


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