Émancipation


Tendance intersyndicale

« Guerre », un inédit de Céline

Bon courage aux jeunes gens qui se lancent dans la lecture de l’œuvre de Céline et qui tentent de comprendre pourquoi, à l’occasion de la sortie d’un inédit, Guerre, la critique littéraire s’enflamme à nouveau. Annie Ernaux dit justement que les mots de Céline sont plus forts que leur exégèse. Au tapis donc, ceux et celles qui tentent de faire rentrer le bonhomme en même temps que l’écrivain dans une bouteille, ceux et celles qui lèvent les “malentendus” et affranchissent les ignorant·es.

Lectrice anonyme, ma position est confortable, je n’ai pas à choisir un camp. Je me contente de témoigner de mon expérience de lectrice adolescente de Voyage au Bout de la Nuit et Mort à Crédit à l’âge où on apprend aussi par cœur Une Saison en Enfer d’Arthur Rimbaud et L’Affiche Rouge d’Aragon. J’avais 17 ans et j’étais très sérieuse.

Mensonge par omission

En tant qu’ancienne étudiante en lettres, j’ai dû subir les cours d’enseignant·es qui transpiraient la révérence par tous les pores. Céline éternellement opposé à Proust, l’un censé représenter la modernité pendant que l’autre incarnait un monde à jamais perdu, fait d’oisiveté et de mondanités. Je m’en foutais un peu.

Je buchais juste pour décrocher mes unités de valeurs et peu m’importait les enjeux du duel. Moi, les idioties de Mme Verdurin me faisaient autant rire que les vociférations de Bardamu.

Cela n’est que plus tard que j’ai compris avec effarement que l’université française m’avait menti par omission. On avait pu évoquer sans s’appesantir en fin de cours, dans un amphithéâtre bondé et somnolent, les pamphlets antisémites de Céline mais pour les absoudre immédiatement. Après tout, les années 1930 se prêtaient au racisme. Il était même difficile de citer un seul écrivain qui n’ait pas trempé sa plume dans la merde à cette époque-là. On ne peut rien contre l’histoire. Fin du ban, fin du cours. On va boire une bière à l’Écritoire ?

Et puis un jour, à la faveur d’une balade sur les quais de Seine, j’avise, dans la cabane d’un bouquiniste, Bagatelles pour un Massacre et Les Beaux Draps. Ma curiosité voyeuriste l’emporte sur ma raison et mes économies, j’allais découvrir l’Enfer de Céline, les pamphlets interdits de publication (manquait L’École des Cadavres). Je me sentais un peu une Happy Few.

Pas pour longtemps.

Rincée et en colère

La lecture peut être un effroi, une terreur. Aucun mandarin de la Sorbonne ne m’avait préparée à cela, à cette expérience immersive dans un cloaque où chaque page donne l’impression de se noyer. Je ne suis pas de ces lecteurs ou lectrices qui peuvent encaisser les 10 000 façons de dire “juif” en argot, qui survivent aux néologismes mortifères, à la dinguerie d’une écriture en voie de putréfaction, qui applaudissent les “fulgurances” formelles, les épate-bourgeois à trois balles. Chaque point d’exclamation (et il y en a des dizaines) me troue la peau comme une chignole. Je sors de là rincée et en colère.

À partir de ce moment, je fais le chemin à l’envers. Je découvre ce qui se dit sur Céline, ce dont on débat, ce qui agite les esprits des savants exégètes.

Je ne suis pas savante. Je prends les mots pour ce qu’ils sont, l’expression d’une pensée, de convictions. Je ne finasse pas. Les pamphlets ne sont pas des romans et je n’ai pas à pinailler sur la différence entre “auteur” et “narrateur” dont on me rebat les oreilles depuis la classe de terminale. Je me fous des historien·nes, des psychanalystes, des linguistes, des chercheur·es car aucun·e ne me guérit des coups reçus. Que veut-on m’expliquer au juste ? Que n’ai-je pas compris dans ce passage, un parmi d’autres “de même, il suffit de regarder, d’un petit peu près, telle belle gueule de youtre bien typique, homme ou femme, de caractère, pour être fixé à jamais […] Ces yeux qui épient, toujours faux à en blêmir […] ce sourire coincé […] ces babines qui relèvent : la hyène […] Et puis tout d’un coup ce regard qui se laisse aller, lourd, plombé, abruti […] le sang du nègre qui passe […]”

Barnum célinien

Je découvre alors le Barnum célinien, Lucette, les chats, Meudon, le médecin-des-pauvres, les freaks de la critique, les tranchées de 1914, rue Sébastien Bottin, les magouilles éditoriales, petites et grandes, les embrouilles avec les ayants droit. On m’explique, comme en témoigne de façon éclatante la phrase de Bagatelles pour un Massacre que je viens de citer, que les pamphlets sont plus ambigus qu’il n’y paraît et qu’on aurait tort de voir derrière le “youtre bien typique” autre chose que l’expression d’un désespoir sulfureux et hyperbolique.

Trois ans après la publication de Bagatelles pour un Massacre, les plans d’Auschwitz sont achevés et les chambres à gaz tournent à plein régime. Le vertige me saisit car Céline a soutenu et encouragé le régime national- socialiste et il voue une reconnaissance éternelle à celui en passe de le délivrer du cauchemar juif. Céline est un écrivain reconnu qui a obtenu le prix Renaudot pour Voyage au Bout de la Nuit et son pamphlet en 1937 est un succès, salué entre autres, on peine à le croire aujourd’hui, par le Canard Enchaîné qui y voit l’œuvre d’un homme libre.

Desnos

En 1941, Robert Desnos publie une critique des Beaux Draps. Les colères de Céline “sentent le bistrot” écrit-il. Piqué au vif, le grand-écrivain consacré lui suggère de publier sa photo face et profil à la fin de chaque article car “La nature signe son œuvre”. Le Desnos de Céline n’est pas un homme, n’est pas un poète, trop juif pour cela. Il doit répondre de ses écrits en tant que tel. Desnos répondra. Il mourra du typhus en juin 1945 au camp de Theresienstadt. Des critiques, tels David Alliot dans son essai D’un Céline l’Autre entend rétablir la vérité. Céline n’est en rien responsable de la mort de Desnos. C’est vrai. Céline ignorait même les activités de Desnos dans la résistance et ne l’a pas poussé dans le wagon plombé qui l’emmenait vers sa destruction. Il a juste rappelé en 41, au moment opportun, très en phase avec l’histoire, que Desnos est un “youpin” et compte-tenu de sa notoriété, cette parole était un crime, n’en déplaise à Alliot et consort.

Au terme de ma cohabitation difficile avec Céline depuis mon âge de 17 ans (l’âge médian de ses primo lecteurs) je parviens désormais à analyser ce qui me donne des haut-le-cœur. Pas l’œuvre du “génie monstrueux” que je continue de lire en dépit de tout mais les bêlements et les rugissements des spécialistes de tous poils qui savent des choses que les autres ignorent et se prennent pour des guides qui éclairent le chemin du lecteur ou de la lectrice épuisé·e.

Quant à mes élèves qui ouvrent pour la première fois Mort à Crédit, je leur conseille de ne pas faire une lecture hémiplégique de Céline mais au contraire de se poser des questions dérangeantes. Le pamphlétaire de 1937 travaille-t-il déjà au corps le romancier que l’on qualifie de génie faute d’un autre mot qui reste à inventer ? Que penser du tintamarre autour de la parution de Guerre, le chaînon manquant dans l’œuvre romanesque du grand homme, que les thanatopracteurs de la critique embaument déjà ? Je conseillerai aussi à mes élèves de lire Jean Malaquais son Journal de Guerre et son Journal du Métèque ou Céline en Chemise Brune écrit en 1938 par Hanns-Erich Kaminski, un juif allemand en exil.

On n’est pas toujours obligé·es de se faire mal avec les salauds qui tourmentent l’âme tels des diables du Jugement Dernier. On peut leur préférer les voix qui grandissent l’humanité sans lui cracher à la gueule.

On peut même passer une vie sans lire Céline et continuer de flâner, sans avoir de comptes à rendre à personne, du côté de Guermantes et aimer Charlus plutôt que Bardamu.

À mes élèves, je dis d’être libres d’aimer ou de détester mais toujours en connaissance de cause.

La littérature n’est pas faite pour les pleutres, surtout quand elle ressemble à Louis-Ferdinand Céline. Elle est un sport de combat.

Sophie Carrouge


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