Émancipation


Tendance intersyndicale

Voile, abaya et castagnettes

Pap Ndiaye s’essaie au dur métier de ministre de l’Éducation nationale. Pour le moment, il suit les traces encore fraîches de son prédécesseur. Comme un pisteur dans le Grand-Nord canadien, il suit l’ours qui l’a précédé et tente d’être aussi féroce.

En visite dans un lycée

En visite surprise organisée dans un lycée du 14ème arrondissement de Paris, le voilà face à une classe. Le débat porte sur la laïcité, réduite à sa seule dimension vestimentaire. On y apprend, entre autres, qu’en matière de “signes ostentatoires religieux”, tout est question de taille. Une petite croix, une petite étoile de David mais pas une kippa, un voile ou une abaya. Le bandana peut aussi être un signe religieux (sic), tout dépend de l’intention cachée derrière. Si, par exemple, je porte autour du cou ma paire de Nike, on peut me soupçonner de rouler pour le dieu américain du sport et comme le dit la professeure de philosophie, on n’a pas à connaître mes convictions religieuses dans l’espace public. La discussion qui n’en est pas une se termine par cette phrase : “Ma ligne est une ligne de fermeté. Sur les questions de laïcité, ma main ne tremblera pas. Il faut sanctionner.”

Nul doute que la classe réunie là pour l’exemple, n’a rien compris au film et notamment au générique de fin comminatoire et à cette histoire de “main qui ne tremble pas”.

Gros soupir

Rien ne va dans cette rencontre puisque le but n’est pas de répondre aux questions des lycéen·nes mais de préparer le terrain à la conclusion punitive. La rencontre devient la preuve qu’il faut absolument agir car le ministre sent un “scepticisme à l’égard de la laïcité”. Bel exemple de pédagogie. J’ai 16 ans, me moque un peu de qui croit en quoi mais après une telle rencontre, coincée entre le ministre de l’Éducation nationale et la professeure de philosophie empêchée de parler, j’enfile, à peine franchi le seuil de la classe, une abaya et brandis une croix à quiconque m’adresse la parole. Me voilà soldate de la foi par détestation de la mascarade à laquelle je viens d’assister.

Comme souvent depuis cinq ans, le ministère manque d’intelligence. Des circulaires sur la laïcité à l’école incitent au signalement, à la délation. Des stages sont organisés à destination des enseignant·es comme autant de rappels à la loi et aux punitions encourues en cas de manquements à la laïcité. Les organisateur·trices se soucient peu de qui constitue le public (les formateur·trices sont parfois moins calé·es que les enseignant·es !). Finalement, est-ce bien différent de l’expérience du ou de la lycéen·ne obligé·e d’écouter le ministre sans broncher une oreille ?

Jean-Pierre Obin, le mage de la laïcité

Au moment de l’anniversaire de la mort de Samuel Paty, le débat-marronnier est relancé. Les établissements scolaires se retrouvent au centre de l’attention. À l’heure où des femmes de tous âges brûlent leurs voiles en Iran au péril de leur vie, pas question d’être laxiste. Aucune incartade ne saurait être acceptée. Tolérance zéro comme la pensée qui l’accompagne.

Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général de l’Éducation nationale, est promu Torquemada officiel de la laïcité par un Jean-Michel Blanquer parti en guerre contre l’islamo-gauchisme. Infatigable, il mène une croisade depuis 2004 contre ce qu’il appelle “l’islamisation de l’école française”. On n’en finirait pas de citer son œuvre maîtresse Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école pour faire peur aux petits enfants, terrifiés par l’image d’un maure barbu prêt à les enlever pour les enfermer dans la cave d’une mosquée salafiste. L’enseignant·e, décrit par Obin, est au mieux un·e lâche qui s’autocensure, au pire un·e complice actif·ve. L’ancien inspecteur désigne, comme dans un film d’action, l’ennemi à neutraliser dans un interview accordé au Figaro en juin 2022, “l’élève musulman” qui pour affirmer son “identité musulmane” porte atteinte à la laïcité, socle de la société française. L’élève catholique quant à lui ne mérite même pas d’être mentionné. Il va sûrement à la messe le dimanche et cache son crucifix sous son polo Lacoste le lundi car il est bien éduqué par ses parents conscients des enjeux et respectueux des institutions. Il ne mange pas de couscous, aime par-dessus tout le saucisson et tout ce qu’on lui sert à la cantine.

Un peu de sérieux

Si on laisse la question de la laïcité entre les mains de Jean-Pierre Obin et de ses clones, l’institution scolaire court à sa perte. On avait, pendant un bref instant, espéré que Pap Ndiaye, présenté comme un humaniste à la formation universitaire irréprochable, saurait mettre un terme aux dérives de la politique de l’Éducation nationale qui, sous couvert de protéger la laïcité, s’en prend toujours aux mêmes, “les musulman·es”. Espoir vite déçu si l’on en juge par cette visite éclair du ministre dans un lycée du 14ème arrondissement. Il va jusqu’à se réapproprier le vocabulaire utilisé par Obin quand ce dernier glose sur les intentions cachées derrière tel ou tel morceau de tissu car, dit-il, “tout peut être un signe” (sic).

On n’aura jamais aussi mal parlé de la laïcité, de son histoire, de ses hérauts, de ses combats. On n’aura jamais à ce point décrédibilisé les enseignant·es, censé·es être démuni·es dans leurs classes, incapables d’initiatives, tétanisé·es par la peur d’être agressé·es (le nom de Samuel Paty suffit à tout justifier). À force d’ignorer ce qu’est un·e adolescent·e, catholique, musulman·e, juif·ve ou athée, de faire semblant de croire que n’importe quel signe religieux dans l’espace public, enfin surtout musulman, est la preuve d’une dérive dangereuse qui doit être immédiatement signalée aux “autorités compétentes”, on crée un climat délétère dans les établissements scolaires.

Les enseignant·es se déchirent. Entre ceux et celles, convaincu·es du danger que court notre “modèle-social”, prêt·es au combat avec les armes interactives fournies par le ministère, ceux et celles, écœuré·es des dérives de l’état Macron en matière de laïcité depuis plus de cinq ans, le fossé devient un gouffre.

“Professeur·e” est une mission presque impossible. Moine-soldat pour combattre les forces obscurantistes, VRP des réformes, muté·e dans “l’intérêt du service” si jamais il manifeste sa désapprobation, voilà à quoi se résume le métier en 2022.

Crise des vocations ? Finalement, une bonne nouvelle pour la laïcité, le signe que l’on arrête de penser qu’il faut avoir la foi pour faire ce travail et que chaque enseignant·e est un peu un curé ou une bonne sœur qui croit en la pureté du service public d’éducation. Si l’on veut enseigner correctement, mieux vaut douter, penser, lire, critiquer, bourlinguer dans les milieux sociaux les plus variés. Répondre aux questions à contre-courant voire choquantes des élèves suppose un minimum de maîtrise de soi. La sanction brandie par Pap Ndiaye comme solution ultime au conflit est le signe de l’échec et le meilleur moyen de conforter dans leurs erreurs et leurs errances de jeunes esprits en formation.

Faire cours, un acte subversif selon le ministère

Il est certes difficile de faire cours et de constater chaque jour que rien n’est gagné, en matière de laïcité ou de transmission des connaissances. Il est plus dangereux encore d’arrêter de réfléchir pour s’en remettre aveuglément à l’institution quand celle-ci se met au service d’une idéologie capitaliste décomplexée. Qu’espère-t-on d’une société qui apprend aux enfants, dès leur plus jeune âge, que certain·es réussiront et d’autres non et que l’inégalité est inéluctable ? Il paraît que l’on appelle cela le pragmatisme économique.

Personnellement, je crains davantage les puissant·es à la tête de l’État que mes élèves qui me provoquent ou m’interpellent sans ménagement. Mon métier consiste à leur répondre sans faillir et à les convaincre avec mes “armes” (le vocabulaire guerrier est à la mode paraît-il) qui sont celles de la connaissance.

Les seules que je connais et dont je me sers, Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale.

Sophie Carrouge


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