Émancipation


Tendance intersyndicale

Faire porter son regard là où le regard ne porte pas

Humeurs noires

Tout est affaire, non pas de décor, mais de la façon dont on porte le regard : “Je repensai aux coques du port de mon enfance : la Suzanna, l’Amandine, La Louisette… toujours des noms féminins. À moins que ce ne soient les femmes qui portent des noms de bateaux. Beaucoup d’entre elles, en tout cas, portent des noms bateau”. Ainsi parle Edelweiss, l’héroïne d’Une île bien tranquille (page 9) de l’auteure prénommée platement Pascale, un prénom très années 60 qu’on lui a attribué pourtant à l’aube des années 80. C’est tout elle ça, se moquer d’elle à travers un personnage féminin qui se moque des femmes. Elle aime ça, Pascale Dietrich, prendre le contre-pied, sauter une marche, marcher partout sauf sur les lignes.

Pascale Dietrich a le clavier agile, subtil et fragile. Elle se targue de s’intéresser aux êtres dépassés par une situation mais qui finissent par y faire face, et ce sont le plus souvent des femmes, donc dépassées mais pas trépassées. Elle peut se targuer d’un bilan éditorial original, d’une manita manifestement littéraire et de qualité. Cinq livres (trois chez Liana Levi et deux chez In8, des maisons fort recommandables, la première publie aussi Ian Levinson ou Eva Dolan et la seconde Dominique Delahaye ou Anne Secret) particulièrement sensibles et ironiques dans lesquels les héros sont le plus souvent des héroïnes qui refusent de se fondre dans ce monde bâti par et pour des hommes et qui soignent leurs maux à coups de décisions et d’actes radicaux et immoraux (lire l’interview). Voici soumis à votre sagacité cinq indices comme autant de pistes hameçonnantes.

1. Edelweiss, dans le roman précité, enterre son père tombé de la falaise dans une île en Bretagne, qui a bien changé depuis qu’elle l’a quittée : les volets des maisons sont repeints, des yachts mouillent dans le port et les artistes peintres roulent en Bugatti. Il y a quelque chose qui ne colle pas dans ce paysage et la disparition de son paternel est sans doute liée à cet état de fait. Alors, elle va fouiner et poser des questions. Et c’est bien connu : on n’aime pas ça les terriens qui mettent leur nez dans les affaires des îliens. Mais Edelweiss sait que l’os n’est pas loin : elle ne va rien lâcher. Bon chien chien ? Attention, ça mord la main aussi un chien parfois en souvenir du loup qu’on était…

2. La famille Acampora tient dans les mains de Leone, mafioso qui sucre presque les fraises puisque pas encore mort mais plus tout à fait vivant, qui laisse à sa femme un drôle de testament : puisqu’elle a été si fidèle en amour, il a engagé un tueur pour les réunir par-delà la mort. Sympathique. Alors on se serre les coudes, chez Les Mafieuses ; on planque la mère Michèle et ses filles recherchent le tueur : Dina qui travaille dans l’humanitaire en essayant de redorer la couleur de l’argent familial afin d’en éliminer les effluves et Alessia, pharmacienne, qui sait le faire fructifier, en bonne commerçante… Un trio offensif pour imposer que “chaque jour est un nouveau départ”.

3. Louise, elle, s’inquiète de la somniloquie de son compagnon. Il n’est pas le premier à parler la nuit dans son sommeil mais il faut reconnaître que le ton qu’il emploie apparaît virulent. D’autant plus que Carlos jacte en espagnol et qu’il ne se souvient de rien au réveil. Alors Louise a l’idée du dictaphone allié à sa copine hispanophone Jeanne ; à eux deux, ils vont lui ouvrir la boîte à rêves de Carlos. Elle va enfin comprendre. Louise est-elle consciente de prendre le risque que cet attrape cauchemar ne soit une boîte de Pandore. Mais que voulez-vous ? Quand on veut savoir, on en paye le prix. Faut pas rêver : “L’activité onirique [est] non seulement un indicateur fiable sur l’état d’une société, mais aussi un avertisseur de ce qui [risque] d’advenir”.

4. “En ce moment, notre vie était faite d’angles morts”. La vie, c’est celle de Camille qui se débarrasse d’objets encombrants dans des tombolas de quartier. Mais à force de donner, on reçoit. Un lot vivant. Le Homard. Pierre, son compagnon, un accidenté de la route avec une vis dans le cerveau veut en faire profiter son patron lors d’un repas pour une augmentation. Mais Camille se fait du homard un confident. Des nouilles. Voilà ce qu’elle sert au patron. Pierre, de rage, fait sa fête au homard. Camille, devant cette violence s’en va. “Mon mari est dangereux”, voilà ce qu’elle soliloque. Jusqu’à le dire à un flic enquêtant sur de troublants meurtres dans le coin. La piste de Pierre est-elle véritablement une piste ?

5. Elle est “je”. C’est peut-être votre voisine, votre collègue ou vous. Elle a fait passer une petite annonce : Vend Peugeot 306 (1). Elle attend l’acheteur, qui ne ressemble pas à son mari. “– Vous voulez l’essayer ? – Sûr”. Et les voilà partis, elle et lui. Et après être passés devant l’école de son fils, Paul, elle lui demande de “rouler jusqu’à la mer”. Elle aime rouler dans cette voiture. Elle semble convenir à l’acheteur. La vente est imminente. Les habitudes procrastinatrices. Les souvenirs tenaces. Le jour sans fin…

Pascale Dietrich nous donne rendez-vous là où on ne l’attend pas dans les coins et les rêves, les îles et la mer, les réunions et les repas et… les congélateurs (une lubie comme celle de Jean-Paul Dubois – auquel elle peut faire penser – pour les tondeuses). Soyez là, vous verrez, vous n’en reviendrez pas.

François Braud

(1) in Le Congélateur


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