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La difficile lutte des populations natives

Waldemir a rejoint la CSP Conlutas à la fondation du secteur des peuples indigènes, traditionnels et paysans, dont il est l’un des principaux animateurs.

Raquel Tremembé milite aussi dans ce secteur, depuis 2019. Son territoire était à l’origine situé en bordure littorale du Maranhão1 , mais la majeure partie de ses populations ont dû se disperser pour fuir des attaques. Militante du PSTU, elle était candidate à la vice-présidence de la République pour le Pôle socialiste révolutionnaire, un regroupement électoral opposé à la collaboration de classes autour de Lula. Cette candidature, explique Raquel, a été très largement discutée et voulue par les communautés natives, de façon à leur donner une visibilité au niveau national. Elle est aujourd’hui, à gauche, la principale dirigeante des peuples indigènes non alignés sur le gouvernement.

En 2015, analyse Waldemir, la CSP Conlutas “a compris que la question de l’agro-business était directement liée à l’économie et aux luttes au Brésil, et que nous devions incorporer les salariés du monde rural”. En 2017, nouveau changement : aux travailleurs/ses salarié.es des campagnes, viennent s’ajouter les peuples indigènes et traditionnels. C’est ainsi que l’on regroupe les peuples indigènes et les populations qu’on appelle les ribeirinhos2 , les quebradeiras de coco3 , les seringueiros4 , et tous les peuples de la forêt (povos da floresta). Dès lors, une nouvelle étape se met en place : l’insertion dans la CSP desdits peuples de la forêt et de ceux qu’on appelle les peuples des eaux (povos das águas). Les pêcheurs artisanaux commencent à la rejoindre, qu’ils opèrent en eau de mer ou en eau douce. Mais il existe de nombreuses communautés qui ne sont pas ribeirinhas, mais formées de pêcheurs artisanaux.

Pourquoi ce rapprochement avec la CSP Conlutas ?

Pour Waldemir, “c’est la lutte économique qui l’a imposé. Au fur et à mesure que la dépendance économique s’est accrue, pesant sur la balance commerciale de l’agrobusiness – ils disent aujourd’hui que l’agrobusiness en représente 33% […] la CSP a compris qu’elle n’était pas insérée dans certains domaines des luttes du pays, pas prête à réaliser cet affrontement. Et comme la CSP est la seule centrale qui se dit socialiste et révolutionnaire, et qui recherche ce changement, il nous fallait assumer l’affrontement dans ces secteurs-là également”. À partir de 2014-2015, ce secteur de la CSP Conlutas a pris de l’ampleur, au point de parvenir à sa représentation par la figure de Raquel Tremembé. Celle-ci explique que ce qui l’a convaincue de rejoindre la CSP Conlutas, outre les conseils juridiques que prodiguait Waldemir, c’était “de comprendre qu’il était nécessaire d’unifier les luttes” des populations natives. Et avec la CSP Conlutas, explique-t-elle, cette “unification se renforce en permanence”. Elle ajoute que “de nombreux peuples veulent connaître la Conlutas”. Et face aux droits constitutionnels de ces populations, qui ne sont pas respectés, explique-t-elle, “elles ont besoin de ce soutien, de la participation directe de tous les secteurs qui composent la centrale, pour se renforcer et montrer que notre lutte n’est pas seulement pour un territoire, mais aussi pour la préservation de la vie et le bien de tous”. Dans ce cadre, “la question environnementale n’est que l’un des axes” du combat à mener.

Structuration au sein de la CSP Conlutas

Dans la centrale, explique Raquel, “nous avons un secteur qui s’appelle : Povos, comunidades tradicionais e camponeses” (en français : peuples et communautés traditionnelles et paysannes). Tous ces groupes sociaux sont rassemblés en un même secteur de la centrale, où ont lieu toutes les discussions concernant ces populations.

Ce secteur est subdivisé au niveau local, régional et national au sein de la CSP Conlutas. Raquel précise : “Au niveau régional, nous menons la discussion avec les groupes locaux adhérents ; et au niveau national, nous tentons d’organiser une lutte collective plus large, avec des réunions présentielles ou virtuelles, mais nous restons toujours ensemble”. Parce qu’en fin de compte, ce sont les mêmes problèmes et les mêmes types de luttes qui surgissent dans les nombreux lieux de conflits.

Mais à ce niveau, Raquel confirme ce que disent d’autres dirigeants de la CSP : “nous avons l’habitude de nous bagarrer pour occuper l’espace qui est le nôtre”. “Nous bagarrer, dans un sens positif”. Celui de prendre conscience de la valeur de ce que l’on est, et de vouloir l’affirmer. L’une des difficultés rencontrées au sein de la centrale pour ce secteur, c’est que ce rapprochement avec les luttes plus traditionnelles, notamment syndicales, “c’est une chose nouvelle et beaucoup de gens ne parlent pas portugais”.

L’arrivée du nouveau gouvernement Lula et son lot d’illusions

Après le gouvernement de Bolsonaro, tout ce qui s’est passé depuis semble une victoire pour ce secteur de la population. Le problème, selon Waldemir, c’est que “les alliés sont toujours les mêmes : les grands capitalistes soutenaient l’extrême droite mais ils soutiennent les « progressistes » aussi, parce qu’ils recherchent les résultats, ce qui pour eux veut dire les profits”. Il y a eu un changement, ajoute-t-il : “avant, on avait un président qui nous envoyait des gens pour nous tuer ; maintenant on a un président qui ne parle plus de ça, mais qui ne l’interdit pas non plus”. Il explique aussi que dans le Conseil économique du pays (le Conselhão), qui donne le la de la politique économique et sociale, “on retrouve les grandes multinationales de l’agrobusiness. Elles y sont toutes […] : celles qui plantent du soja, celles qui font pousser du blé, celles qui produisent du transgénique […] donc elles sont toutes à l’intérieur du gouvernement”. Donc au fond, rien n’a changé. La montée de la rampe du palais présidentiel par les représentants des peuples indigènes lors de l’intronisation de Lula le 1er janvier a bien existé, mais on est resté dans le symbolique. Et à présent, les beaux gestes d’ouverture sont finis. Un ministère des peuples indigènes a été créé mais… pour quoi faire ? Pour Waldemir, le risque est grand que “tout cela conduise à une démoralisation des peuples indigènes”.

Demarcação et Marco temporal

La grande question tourne autour de ce qui porte le nom portugais de demarcação, c’est-à-dire l’attribution aux peuples premiers de territoires délimités et inviolables. Lula subit une pression sociale de la gauche et des peuples indigènes eux-mêmes pour le faire. Mais au cœur du système on trouve ceux et celles qui ont tout intérêt à empêcher une telle politique, dont les principes sont pourtant inscrits dans la Constitution de 1988. Le problème est que les plus grands dirigeants des peuples premiers ont été embarqués dans l’aventure politique de la présidentielle et du gouvernement Lula, ce qui les conduit à freiner les luttes. Pour Waldemir, il est déjà clair que les promesses faites par Lula en matière de droits à la terre pour les populations indigènes “ne seront pas tenues”. Cela n’empêche pas la CSP Conlutas de mener des actions de front uni avec les secteurs qui luttent, même s’ils sont pleins d’illusions.

C’est dans ce contexte que se joue la question du Marco temporal et de sa constitutionnalité. De quoi s’agit-il ? C’est le résultat de pressions qu’exercent les secteurs les plus droitiers de l’agro-business sur l’État depuis 2007. Avec le Marco temporal, il s’agit de ne laisser le droit (inscrit dans la Constitution) à la demarcação qu’aux seuls peuples natifs qui vivaient en 1988 sur le territoire qu’ils revendiquent. Pour tous les autres, une immense majorité, le territoire d’origine avait déjà été abandonné, du fait des menées esclavagistes contre ces populations, des pressions de l’agro-business, et de l’urbanisation qui a eu recours à une main d’œuvre bon marché, en particulier pour le BTP. Et toutes ces populations, avec le Marco temporal, n’auraient plus le droit au retour sur leurs terres d’origine.

Pour Raquel, la thèse du Marco temporal, “en plus d’être anticonstitutionnelle, est une thèse ethnocide. C’est un retour en arrière de plus, comme si les diverses attaques que nous avons subies toutes ces années ne suffisaient pas”. Elle ajoute, à propos de sa propre communauté : “c’est une thèse si violente que si, par malheur, cette thèse était approuvée, c’en serait fini du territoire Tremembé”. Mais, plus largement, dit-elle, le Marco temporal “impacterait tous les peuples, y compris les peuples qui ont déjà vu la démarcation de leurs territoires”5 .

Quelle confiance dans le gouvernement Lula ? Aucune pour la CSP Conlutas !

Raquel dit qu’elle n’a jamais cru à la volonté de Lula de lutter pour la démarcation des territoires indigènes. Pour elle, ces promesses n’étaient qu’un “discours fallacieux de plus. Parce que les gouvernements Lula et Dilma du passé sont de ceux qui ont le moins procédé à la démarcation de territoires indigènes, malgré le fait qu’ils se sont succédés sur plus de dix ans. Est-ce cela, lutter pour nos droits ?”. Au moins, avec Bolsonaro, dit-elle, on savait à quoi s’en tenir ! Aucune déception n’était possible ! Face à cela, “Lula est arrivé en voulant se faire passer pour un sauveur”.

De plus, observe Waldemir, “à aucun moment, Lula n’a dit qu’il était contre le Marco temporal”. En même temps, explique-t-il, il se joue un jeu législatif au Parlement qui pourrait permettre à des entreprises (du BTP, du secteur minier, du tourisme…) de s’implanter dans les zones mêmes de demarcação. Autrement dit, de tous côtés, le droit des populations natives est attaqué.

Malheureusement, aime à dire Raquel, “La tâche qui consiste à déconstruire est beaucoup plus lente que la tâche de construction”. Et c’est bien de la déconstruction d’une illusion et d’un mythe qu’il s’agit avec Lula ; et cette déconstruction “fait partie des tâches” de la CSP Conlutas, ajoute Raquel, pour qui, malgré les difficultés, “la graine que sème la centrale parvient à germer, même si les choses ne vont pas changer du jour au lendemain”. Elle précise encore : “le peuple est crédule, mais je pense qu’avec cette preuve fournie par le Marco temporal, les gens ont déjà entamé un processus de conscientisation, parce qu’il est très visible que le gouvernement ne fait rien pour nous“.

Quel soutien pour les peuples natifs ?

À part les “organisations de base du mouvement des peuples natifs, qui se renforcent, et la représentativité qui est obtenue par ces organisations et qui leur donne la légitimité pour parler dans toutes sortes d’instances, sur le mode : « le peuple parle au nom du peuple »”, comme le formule Raquel, il n’y a guère de forces comme la CSP Conlutas qui défendent réellement les droits des populations indigènes. Elle précise que la question de la tutelle (de la société blanche sur les peuples natifs) “est très présente aujourd’hui. En particulier pour l’Église catholique. Le Conseil indigéniste missionnaire participait à certaines discussions. Même si personne n’interfère sur notre autonomie. Nous tentons de porter la discussion sur ce point en direction d’autres peuples”.

Raquel ajoute à propos de tutelle : “La vulnérabilité des peuples natifs, qui parait ne pas avoir de fin, doit être largement attribuée à ce type de colonisation. C’est un autre type de colonisation, mais il est très présent sur les territoires”. Pour défendre les peuples natifs, “en dehors de la CSP Conlutas, nous n’avons que nos organisations de base. C’est tout”. La bataille sur cette question va bien au-delà des droits de ces populations. Car elles sont au premier rang des défenseurs de l’environnement, très engagées contre tout ce qui détruit la biodiversité et le climat.

  1. Un état nordestin situé à la frontière avec la région Nord du pays. ↩︎
  2. Le terme portugais de povos ribeirinhos se réfère aux personnes qui résident à proximité des cours d’eau. On les trouve dans différentes parties du Brésil. Ils possèdent de forts liens avec la nature, et ont fréquemment la pêche artisanale comme principale activité leur permettant de survivre. ↩︎
  3. Vivant dans différentes communautés de l’état du Maranhão, on trouve les femmes qu’on appelle quebradeiras de coco babaçu. Cette catégorie regroupe plus de 300 000 femmes travailleuses en milieu rural qui vivent de l’extraction du babaçu, une espèce végétale très courante dans les états de Maranhão, Piauí, Tocantins et Pará. ↩︎
  4. Au Brésil, le seringueiro est un ouvrier chargé de la collecte du latex. Il tire son nom de la plante dont est extrait ce produit, l’hévéa, ou seringueira en portugais. ↩︎
  5. Depuis cet entretien les juges de la Cour suprême ont finalement voté contre le Marco temporal, le 21 septembre 2023. Mais la lutte pour la préservation des terres et des forêts dévolues aux peuples natifs continue, avec le risque de voir de nouveaux projets de loi favorables aux industries extractives. ↩︎