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La place et le rôle de la CSP Conlutas dans le mouvement ouvrier brésilien

Quelle est l’origine de la CSP Conlutas ? Comment s’est-elle formée et consolidée ? Quelles sont les difficultés qu’elle a affrontées et celles qu’elle affronte encore ? L’objectif de cet article est de répondre à ces questions.

Pour le faire, nous nous appuierons en particulier sur les explications que nous ont données deux dirigeants syndicaux : Fábio, un des dirigeants de la CSP Conlutas, en particulier chargé de l’animation du RSISL et Mancha, fondateur de la CSP Conlutas et dirigeant syndical de la métallurgie.

Pourquoi l’émergence de la CSP Conlutas ?

La CSP Conlutas trouve son origine dans le premier gouvernement Lula, qui s’est mis en place le 1er janvier 2003. Lula avait enfin réussi son pari de devenir président de la République du Brésil en octobre 2002, après trois tentatives manquées en 1989, 1994 et 1998.

Lula était déjà une figure marquante de la politique et de la vie sociale brésilienne. Dirigeant syndical dans la région de l’ABC, ceinture industrielle située au sud de la capitale de l’État São Paulo, il s’était fait connaitre au plan national dès 1978, lorsque la classe ouvrière apparut massivement sur la scène politique et sociale, avec plusieurs puissantes vagues de grèves qui, étalées sur quelques années, conduisirent à l’usure et à la fin de la dictature militaire née du coup d’État de 1964.

C’est de ce mouvement que naquit le Parti des Travailleurs (PT) en février 1980, parti dont Lula est toujours resté la figure de proue. C’est aussi dans cette phase qu’apparut la grande centrale ouvrière unitaire, la CUT (Central Única dos Trabalhadores), fondée en août 1983 et le PT a joué un rôle crucial dans l’apparition de cette centrale. Sans pouvoir ici entrer dans les détails, il faut savoir que tant le PT que la CUT étaient alors des organisations beaucoup plus combatives et radicales qu’elles ne le sont devenues par la suite. Mais les liens entre PT et CUT sont restés très étroits, l’un accompagnant l’autre dans son évolution toujours plus marquée vers la droite. Aussi bien du côté du PT que de la CUT, les dérives bureaucratiques et réformistes d’abord, puis carrément social-libérales dans les années 1990, ont profondément transformé ces organisations. Si bien que lorsque Lula a été élu en 2002, tant le PT que la CUT étaient clairement devenus des forces de gestion du capitalisme, et même de la version néolibérale du capitalisme, celle voulue en particulier par le FMI. Le PT était la pièce centrale d’un gouvernement qui comprenait notamment des partis de droite et des crapules réactionnaires chevronnées ; la CUT, première centrale syndicale en termes d’effectifs, était devenue une force d’accompagnement du gouvernement en question.

Ruptures avec la CUT, alliée du PT

Mancha résume : “Nous autres, les métallos, faisions partie de la gauche de la CUT et nous combattions la direction majoritaire, qui proposait un syndicalisme en partenariat avec le patronat”. Mais au moment où Lula est devenu président, il subsistait face à cela “la proposition d’un syndicalisme de combat”, qui était celle de la CUT des origines.

La rupture avec cette centrale de collaboration de classes qu’était devenue la CUT ne s’est pas faite sans difficultés. La bureaucratie centrale de la CUT traitait ses opposant·es de diviseurs, les accusait de vouloir fractionner le mouvement syndical. Les manœuvres bureaucratiques étaient nombreuses. Il faut aussi savoir qu’en 2003, la CUT n’était plus, contrairement à ce que son nom suggère, une centrale unique. Il en existait déjà d’autres, en particulier la Força Sindical, qui s’était construite dès la fin des années 1980 sur une base de soutien à des politiques néolibérales. Il existait également depuis 1986 une CGTB (Centrale générale des travailleurs du Brésil), plutôt de couleur jaune et liée au PMDB, un parti connu pour être le plus grand orfèvre de la corruption politique au Brésil. Dans les années qui allaient suivre, l’éclatement de la CUT allait d’ailleurs donner naissance à d’autres centrales, dont une partie existe encore aujourd’hui. La CUT, suite à son choix de soutenir des politiques de régression sociale mises en œuvre par le gouvernement Lula, et aux ruptures que cela causait en son sein, prétendait qu’hors de ses rangs, aucune organisation syndicale ne pouvait vivre durablement. La suite a prouvé que cette position était fausse et arrogante.

Mais la précarisation et l’appauvrissement massif du salariat par les politiques néolibérales mises en œuvre dès le début des années 1990, avaient transformé profondément la classe ouvrière, et comme nous le dit Mancha, la CSP Conlutas a été la première centrale “qui admettait la représentation des mouvements populaires, du mouvement de la jeunesse, et des mouvements contre les oppressions” et qui ne se contentait pas d’organiser les seuls “secteurs plus favorisés de la classe”. C’était, notamment, une réponse à cette évolution. Nous allons y revenir un peu plus loin.

Au début : une coordination syndicale

Dès 2003, le gouvernement Lula, à l’encontre du programme du PT, décide d’une réforme des retraites qui est extrêmement préjudiciable à la Fonction publique, avec, comme le précise Mancha, “l’institution d’un âge minimal de départ à la retraite dans la Fonction publique”. Du coup, les fonctionnaires du niveau fédéral, qui bénéficiaient d’une organisation syndicale importante, se mirent en grève. Cette grève connut un fort impact pendant 40 jours, plus dans certains secteurs. Un processus très intense. Mais voilà : la CUT, principale centrale brésilienne, choisit de donner son soutien au gouvernement et à sa réforme. Ne se sentant pas représentés par la CUT, les syndicats les plus engagés dans la lutte ont décidé de construire une coordination. Des secteurs appartenant à la CUT, mais plus combatifs, plus à gauche que la direction de la centrale, jouèrent un rôle crucial dans cette coordination. Mancha ajoute : “les métallos de São José dos Campos ont eu un rôle important dans cette émergence, dans la mesure où nous avons été l’un des premiers syndicats du secteur privé, de la métallurgie, qui a rompu avec la CUT, en 2004, pour former la Conlutas”.

Et c’est ainsi que naît la Conlutas : comme une coordination nationale des luttes (Coordinação nacional de lutas, d’où le nom de Conlutas). Ce n’est que plusieurs années plus tard que cette coordination a été le cœur d’une centrale syndicale.

Deux caractéristiques originales

Fábio raconte ce moment : “quand nous avons discuté de la formation de la centrale syndicale, nous avons inclus une expérience qui était celle de la CUT à ses origines, et nous avons aussi inclus une expérience qui venait de la COB1 bolivienne ”.

De ce qui prévalait aux débuts de la CUT, la Conlutas reprend l’incorporation d’oppositions syndicales, c’est-à-dire, poursuit-il “de groupes de travailleurs organisés dans une catégorie professionnelle, qui n’étaient pas à la direction du syndicat, qui étaient des groupes d’opposition, qui étaient en faveur de changements à l’intérieur du syndicat”. À la formation de la Conlutas, on voit donc s’y organiser la filiation à la fois de syndicats, mais aussi de groupes d’opposition syndicale, en désaccord avec la direction des syndicats concernés.

De la COB bolivienne, c’est une autre expérience qui est mise en valeur, à travers la filiation de groupes “qui ne sont pas à proprement parler syndicaux, mais qui sont des alliés stratégiques dans une perspective de transformation sociale profonde”. Ces secteurs sont variés et représentent des catégories sociales nombreuses : par exemple, à la campagne, “des secteurs qui luttent pour la réforme agraire et pour le droit à la terre”.

Il est évident qu’une pareille expérience, une telle tentative de regrouper dans une même centrale des secteurs de la classe ouvrière organisée et des alliés stratégiques hors du monde de l’entreprise, tout cela ne va pas sans commettre des erreurs, en premier lieu parce qu’il s’agit d’affronter de grandes difficultés. Presque toute la suite de cet article est, du reste, consacrée à ces difficultés et à la façon dont la CSP Conlutas les combat.

Comment représenter les secteurs populaires ?

Ainsi, donc, lors de la création de la Conlutas, une règle a été mise en place à propos des organisations populaires non syndicales, explique Fábio : “que ces organisations, en fonction du nombre de familles que celles-ci regroupent, soient aussi représentées dans la centrale syndicale”. Mais cela ne concerne pas que les campagnes, car il s’agit d’organiser dans ladite centrale des secteurs particulièrement opprimés. Il précise : “les secteurs populaires qui luttent pour le logement”, “les femmes qui luttent contre le machisme”, “la population noire qui s’oppose au racisme” (alors que la majorité de la population brésilienne est d’ascendance africaine), “la population LGBTI+”, “les immigrants”, mais également “les étudiants”.

Lorsque les statuts ont été déposés, une partie des syndicalistes a voulu limiter la représentation de ces secteurs opprimés et de la jeunesse étudiante à 5 % de la représentation dans la centrale. Par exemple, si un congrès est représenté par 1 000 délégué·es, 50 de ces délégué·es viennent de ces groupes opprimés et étudiant·es affilié·es à la Conlutas. Plus récemment, il a été décidé de porter ce quota à 10 %. Mais l’idée qui demeure est celle de “maintenir l’hégémonie de la classe ouvrière organisée dans des syndicats”.

Ultérieurement, en 2010, d’autres secteurs de la CUT ont rompu avec cette centrale et ont fusionné avec la Conlutas, ce qui a donné naissance à la CSP Conlutas. La Conlutas a tenté d’unifier l’ensemble des secteurs combatifs mais certains sont restés en dehors. Il y a eu une fragmentation et d’autres organisations se sont formées : l’Intersindical, qui ensuite s’est divisée en deux fractions ; Unidos para lutar, qui plus tard a rejoint la CSP Conlutas.

Les rapports parfois difficiles entre syndicats et mouvements populaires

Malgré la structuration particulière de la CSP Conlutas et la place qu’y prennent les mouvements populaires, il arrive que ces derniers ne reçoivent pas la solidarité nécessaire de la part du mouvement ouvrier organisé sur les lieux de travail. Il est nécessaire pour la centrale de mener des campagnes d’explication, face aux préjugés qui sont ancrés dans les mentalités d’une grande partie des travailleur·euses. Les mouvements sociaux pour le logement, les luttes pour la terre, affrontent une répression policière très brutale. Mais souvent, explique Fábio, “on ne parvient pas à convaincre les secteurs de travailleurs organisés dans des syndicats qu’il est nécessaire de soutenir ces luttes. Ce n’est pas facile”.

Il prend l’exemple du quartier populaire de Pinheirinho à São José dos Campos où, il y a plusieurs années, une lutte populaire avait saisi des terres de façon illégale. Cela avait pris une vaste dimension (environ 6 000 habitant·es), car les occupant·es avaient installé l’électricité, mis en place l’assainissement, etc. Et le syndicat des métallurgistes s’y impliquait beaucoup. L’État voyait cela d’un très mauvais œil et au lieu de régulariser la situation, il a commencé à prendre des mesures contre cette occupation. 2000 policiers y ont été envoyés et la répression a été très dure. Toutefois, explique Fábio, les syndicats ont “senti une pression de la part des travailleurs. Dans les lieux de travail, c’est le quotidien qui prédomine, c’est la question de ce qu’a dit le chef, des attaques que mène l’entreprise”, etc. Par conséquent, les syndicalistes ont subi une pression et des critiques de la part des travailleur·euses dans les boîtes, qui leur reprochaient, dit-il, d’être “trop investis dans lutte du Pinheirinho, au lieu de s’impliquer dans des bagarres plus quotidiennes ”.

Autre exemple : celui de la montée des luttes des peuples premiers pour leurs territoires. C’est un phénomène actuel, en pleine expansion. Mais c’est un défi que de faire partager ce combat par la classe ouvrière organisée dans les syndicats. Fábio explique que “la majorité des gens, y compris la classe ouvrière, est très influencée par les idées dominantes, sur le droit de propriété. Et les capitalistes font de nombreuses campagnes contre les droits des indigènes, du genre : « ils ont déjà 14% des terres de tout le Brésil, alors qu’ils sont moins d’un million de personnes »”. Beaucoup de travailleur·euses gobent ces idées, transmises par les grands médias. D’où la nécessité, pour la CSP Conlutas, de conduire des campagnes d’explication. Fábio précise ce dont il s’agit : “quelle est la situation réelle ? Pourquoi les peuples natifs ont-ils besoin de ces terres pour survivre, ce qui est en rapport avec leur culture ? Il faut donc construire ces ponts” entre travailleur·euses organisé·es syndicalement et peuples indigènes. Il ajoute : “Souvent, on parvient à convaincre les travailleurs. Mais pour mener une action, par exemple, une grève générale pour obtenir la garantie de la reconnaissance de ces terres, c’est une affaire difficile”. Au final, la construction de ces alliances de classes est une tâche importante que se donne la CSP Conlutas, mais c’est une tâche compliquée.

Des attaques de la bourgeoisie contre le mouvement syndical

D’autres difficultés importantes touchent le mouvement syndical en général, et la CSP Conlutas en particulier. Il s’agit d’abord des attaques venues de la logique même du capitalisme et de ses leaders gouvernementaux.

En premier lieu, il faut mentionner, pour le Brésil comme de manière générale, l’externalisation de bon nombre de fonctions par les entreprises. Le fait de réduire la base du syndicalisme en augmentant le nombre de salarié·es présent·es dans de petites entreprises sans droit syndical et sans organisation pour les défendre est une attaque contre la force de frappe et contre les finances des syndicats. S’ajoutent à cela des attaques de plusieurs gouvernements contre les règles de financement des syndicats.

Du coup, il devient plus difficile d’organiser des congrès syndicaux dans des conditions démocratiques optimales. Et cela d’autant plus que le Brésil est un pays de dimension continentale et que faire venir des délégué·es des quatre coins du pays coûte cher. Fábio prend l’exemple de ce congrès de la CSP Conlutas où “en prenant en compte toutes les entités liées à la CSP Conlutas, on aurait pu avoir un congrès de 1800 délégué·es”. Mais, pour ne prendre qu’un exemple, faute de moyens financiers, l’état nordestin du Maranhão n’a envoyé qu’un·e délégué·e sur trois. Et c’est un nombre bien moindre de délégué·es qui sont venu·es globalement : un peu plus de mille. Et cela en dépit de tous les trucs que trouve la centrale pour diminuer les frais de transport et d’hébergement des délégué·es. Ce qui oblige à revoir les quotas, car la CSP Conlutas dit tenir comme à la prunelle de ses yeux à l’organisation de congrès démocratiques irréprochables.

Les bastions de la métallurgie

Une autre grande difficulté qu’affronte la CSP Conlutas au Brésil est celle inhérente à toute tentative d’implantation dans le cadre de la dictature des patrons. Fábio précise pourquoi et comment : “La classe ouvrière industrielle la plus nombreuse, la plus importante au Brésil, c’est ceux qu’on appelle les « métallos », qui sont tous des travailleurs qui travaillent dans des entreprises du secteur de la métallurgie à proprement parler, mais aussi de l’électronique, de la sidérurgie, de l’aéronautique. Tout ceci fait partie de cette catégorie générique de métallurgistes. Or que se passe-t-il ? À São José dos Campos, il y a un peu plus de 30000 travailleurs à la base, et on y trouve l’un des 4 ou 5 plus grands syndicats de métallos du pays. Celui-ci est à la CSP Conlutas. Mais les autres grands syndicats, comme les métallos de São Paulo, les métallos de la région de l’ABC, sont soit à la Força Sindical, soit liés à la CUT. Et faire ce travail syndical à l’intérieur des usines – parce que dans les usines il existe une dictature – cela nécessite des méthodes clandestines. Donc pour garantir la représentation de ces groupes qui défendent la CSP Conlutas dans ces lieux de travail, c’est très difficile, c’est un vrai défi. Les autres centrales peuvent, au pire nous dénoncer. Mais même sans cela, si les patrons nous repèrent, ils virent les travailleurs”.

Le piège de la “banque horaire”

Un exemple précis est celui des constructeurs automobiles. Ces derniers, il y a un certain temps, ont inventé un système tyrannique qui leur était très bénéfique, affublé de l’appellation de “banque horaire”, une forme d’annualisation du temps de travail. Ce système permet de faire travailler plus des huit heures standard par jour pendant les périodes où les commandes sont plus importantes, sans paiement d’aucune heure supplémentaire. Et la compensation doit se faire avec les périodes où la demande est plus faible. Bien évidemment, ce système est tout bénéfice pour les patrons, tandis que les rythmes de vie des travailleur·euses dépendent des exigences du capital. Mais cela n’est pas conforme à la loi brésilienne, qui ne prend en compte que les huit heures journalières et les 44 heures hebdomadaires. Le pire est que presque tous les syndicats du pays ont accepté des accords de ce type, accords qui étaient eux-mêmes nécessaires à la mise en œuvre de ce système, vu son opposition aux dispositions légales.

Et c’est justement dans ce cadre-là que le syndicalisme de la métallurgie de São José dos Campos est apparu une exception nationale. Pourquoi ? Parce que dans cette zone industrielle, la CSP Conlutas s’est opposée jusqu’au bout à un accord avec les patrons sur la “banque horaire”. Cela a donné à cette centrale une visibilité nationale, et cela a suscité de l’effroi parmi la gent patronale. D’où une méfiance généralisée dans le camp des capitalistes, et des difficultés accrues d’implantation dans les entreprises pour la CSP Conlutas.

Combativité et démocratie

Une autre difficulté, c’est que la CSP Conlutas veut à la fois défendre les intérêts des travailleur·euses et le faire de façon démocratique. Parfois, cela est contradictoire. Il existe des situations où les ouvrier·es sont majoritairement prêt·es à accepter des mesures patronales que la CSP Conlutas voudrait combattre. En ce cas, les militant·es de la CSP Conlutas se battent avec des arguments. Par exemple, en expliquant que la “banque horaire”, contrairement à ce que racontent les arguments patronaux, n’est pas synonyme de garantie de l’emploi. La centrale bataille donc sur les idées, mais c’est toujours la volonté de la majorité qui prévaut en fin de compte, par un vote en assemblée générale.

Mais pour en arriver là, c’est un rude parcours du combattant : pour le syndicat, il faut d’abord, explique Fábio, “pour garantir sa représentation dans les entreprises privées, agir de façon clandestine. Si la CSP Conlutas lance une liste aux élections syndicales et que cette liste ne gagne pas, dans la majorité des cas, les membres de la liste se font licencier”.

La démocratie interne et les groupes politiques

Des règles permettent d’assurer la représentation de tous les courants internes, souvent liés à des groupes politiques organisés. Tous ces courants ont les moyens d’écrire leurs thèses, de les défendre localement, régionalement et nationalement. En tout cas, à la fin des délibérations, c’est l’assemblée plénière du congrès qui prend la décision finale par ses votes.

À ce congrès, il y avait cinq plates-formes (chapas) défendant des positions différentes, y compris la chapa majoritaire, c’est-à-dire celle représentée par la direction nationale de la centrale. Fábio explique que cette dernière était soutenue non seulement par le PSTU (Parti socialiste des travailleurs unifié), mais aussi par des courants de la gauche du PSOL (Parti socialisme et liberté) comme la CST Combate et le MES, ainsi que par des groupes qui ne sont pas liés à des partis politiques (comme des travailleur·euses de l’Université de São Paulo). Le mouvement Luta Popular en fait partie aussi, et certain·es de ses dirigeant·es ne sont pas lié·es à un parti politique. La deuxième plate-forme par le nombre de suffrages exprimés est celle qui porte le nom de Unidos, et elle est liée à un courant encore au PSOL aujourd’hui. Alors que la CST se divisait, une partie restant au PSOL et l’autre formant la CST Combate, aujourd’hui dans la plate-forme majoritaire de la centrale, l’autre partie de ce courant a formé Unidos.

Lors du dernier congrès de la CSP Conlutas, j’ai entendu les nombreuses discussions, avec des critiques, parfois véhémentes, adressées à la direction, et des prises de position contradictoires sur toute une série de sujets. J’ai été frappé par un chiffre : sur les 26 prises de parole concernant la résolution générale du congrès, j’ai entendu 23 positions critiques – des critiques diverses, souvent contradictoires entre elles, et mettant souvent en cause le caractère démocratique du congrès – contre la direction, contre seulement trois en sa faveur. Pourtant, le vote final a été sans appel : plus de 70 % des délégué·es ont voté le projet de résolution présenté par la direction de la centrale.

Ensuite, il s’est mis en place une représentation proportionnelle des courants présents au secrétariat exécutif de la centrale et dans la coordination nationale. Dans celle-ci toutes les entités qui constituent la CSP Conlutas sont représentées, en fonction du nombre d’affilié·es (syndicats) ou de familles représentées (mouvements populaires).

Partis et syndicats : une tradition différente de ce qui prévaut en France

Ce qui précède peut surprendre un·e syndicaliste français·e. Mais l’histoire politique et syndicale n’est pas la même entre le Brésil et la France.

Comme le rappelle Mancha, pour les syndicalistes combatifs au Brésil, “le problème, ce n’est pas le parti en soi ; le problème, c’est en premier lieu la politique d’indépendance de classe, ou non, qui est menée”. Et c’est en 2003, lorsque la CUT est clairement sortie d’une logique d’indépendance de classe, que s’est manifestée une forte volonté de reconstruire le syndicalisme sur une base de classe. Mancha ajoute : “il existe une autonomie par rapport aux partis” de manière traditionnelle, de la part du syndicalisme, en particulier celui de la CSP Conlutas. Celle-ci, explique Mancha, est “une centrale syndicale indépendante, mais aussi une centrale syndicale plurielle. En son sein, il existe divers organisations politiques qui y défendent leurs opinions et qui se soumettent à la démocratie de la base”. Et pour Mancha cette concurrence de positions politiques différentes dans la centrale est “une chose positive”.

Les partis et courants politiques présents – qui ne sont que des organisations de la classe ouvrière – n’ont pas, bien sûr, de représentation politique en tant que tels au sein de la centrale. Ils n’ont pas le droit de vote. Un parti ou groupe politique ne peut pas être affilié à la centrale syndicale. Son influence ne s’exerce que via les entités organisées par la CSP Conlutas. Toutefois, et cela surprendra bien des syndicalistes français, lors des congrès, tous les groupes politiques présents au sein de la centrale tiennent des stands, des tables de ventes, où l’on trouve bulletins syndicaux, journaux, livres, T-shirts, casquettes, etc. Il existe donc, comme le dit Fábio, une “liberté au sein des espaces de la centrale” pour les organisations politiques. Il précise d’ailleurs que c’est une question de culture politique et que cela existait aussi lorsque la CUT a été créée.

La proximité entre partis politiques et syndicats n’est pas nouvelle au Brésil. Il y eut l’époque où le mouvement ouvrier était sous la domination du parti communiste. Cette période a pris fin avec le coup d’État militaire de 1964. Lorsque la classe ouvrière a repris de façon impétueuse le chemin des luttes à partir de 1978, le PT a été mis en route par ceux que, comme Lula, on appelait les “nouveaux syndicalistes”. Mais le PT, à son tour, a joué un rôle clé dans la création de la CUT en 1983. Ajoutons à cela le vote d’une fameuse motion au congrès de Lins (dans l’État de São Paulo) en janvier 1979. L’idée victorieuse à Lins, comme le rappelle Mancha, était, “de lancer un parti des travailleurs, un parti qui pourrait s’organiser de manière indépendante des patrons”. Et le syndicaliste métallurgiste de Santo André, alors tout jeune, qui avait défendu ce projet était un certain José Maria de Almeida. Ce dernier était aussi un militant politique d’un courant d’extrême gauche, la Convergência Socialista. Par la suite, il a été plusieurs fois candidat du PSTU à l’élection présidentielle.

Comment donner vie à une perspective internationaliste ?

Une autre tâche importante et difficile pour la CSP Conlutas, Fábio la résume en une question : “comment, dès le début, développer une perspective internationaliste ?”. Pour lui, il a été possible de donner des réponses consistantes à partir de 2010, “quand nous sommes parvenus à établir des liens avec d’autres organisations dans le monde avec lesquelles nous partagions des principes très importants”.

La question s’est vite posée de l’affiliation internationale de la CSP Conlutas. Mais où aller ? Le plus grand rassemblement international, c’est la CSI : elle très vaste mais elle regroupe notamment des syndicats jaunes, qui sont en faveur d’un partenariat avec le patronat, avec la bourgeoisie. De plus, beaucoup y défendent des positions qui relèvent de perspectives impérialistes. C’est notamment l’exemple du droit à l’existence de l’État d’Israël : or respecter celui-ci signifie adopter des positions qui relèvent d’une opposition frontale aux droits du peuple palestinien, qui a été expulsé de ses terres.

La FSM, initialement stalinienne, est une centrale qui s’est beaucoup affaiblie après les révolutions dans les pays de l’Est. C’est la seconde en taille, mais elle n’est pas indépendante par rapport aux gouvernements qui se disent de gauche, ou progressistes, ou anti-impérialistes (le Venezuela, Cuba, la Chine…). C’est ce qui l’a conduite à défendre le régime chinois face à la révolte à Hong-Kong ou à prendre la défense du régime cubain face aux révoltes du 11 juillet 2021. Or, pour la CSP Conlutas, il est impossible de cohabiter au sein d’un même regroupement syndical mondial avec des centrales qui défendent la bourgeoisie (comme dans la CSI) ou bien qui défendent des dictatures (comme dans la FSM).

Le RSISL et la campagne d’aide ouvrière à l’Ukraine

Le problème, c’est que, hors de ces deux regroupements, il existe quelques petites centrales syndicales ou de petits syndicats qui localement, défendent des perspectives internationalistes comme le fait la CSP Conlutas. C’est avec ces forces peu nombreuses que cette dernière a tenté de construire une alliance. Celle-ci s’est formée en 2013, et c’est le RSISL. Ce réseau regroupe des traditions et des cultures différentes en termes de type de mouvement syndical : la CGT espagnole qui en fait partie, n’est pas marxiste, elle est anarchiste. On y trouve aussi l’Union syndicale Solidaires de France.

Cette expérience du RSISL dure depuis dix ans parce que, selon Fábio, “sans avoir de perspective internationaliste, l’alliance avec des organisations d’autres pays est incomplète, elle reste sur le papier”. Il insiste : “cela a été une expérience très difficile, et nous en sommes aux premiers pas”. Certaines campagnes sont la matérialisation de cet internationalisme et revêtent une grande importance. C’est, nous expose Fábio, “le cas de la campagne d’aide ouvrière à l’Ukraine. Cette campagne n’a pu exister que grâce à la collaboration de certaines organisations du Réseau, en particulier, qui se sont unies pour la réaliser. C’est ce qui a permis de mettre en place la campagne, d’envoyer trois convois, de prendre des contacts avec le mouvement syndical en Ukraine… C’est une aide qui vient de la classe ouvrière internationale et qui va vers la classe ouvrière ukrainienne. Nous l’avons mise en œuvre, pour une grande part, avec un syndicat, qui est la section locale de la fédération syndicale indépendante d’Ukraine, dans la ville de Kryvyï Rih. Plus récemment, nous avons trouvé d’autres organisations avec lesquelles nous travaillons : une organisation de base des infirmières, qui a fait une grève importante en 2019”. Voilà un premier pas dans un sens internationaliste, et un pas réalisé dans un contexte très difficile, où la majorité des organisations ouvrières n’ont malheureusement pas pris une position de soutien à la classe ouvrière ukrainienne

  1. Centrale Ouvrière Bolivienne. ↩︎